Extrait
du livre "Pol-Pot, Frère Numéro Un
(Part 1)
(par David P.Chandler)
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Qui est David P.Chandler ?
David P.Chandler enseigne l'histoire du Sud-Est asiatique à
la Monash University de Melbourne, en Australie. En 1976, il a été
nommé directeur de recherche au centre d'études sur
le Sud-Est asiatique de cette université. Il est l'auteur
notamment de la Terre et le Peuple du Cambodge : la tragédie
de l'histoire cambodgienne. Cet uvre est le fruit de dix ans
de recherche et d'interviews.
Nota:
Il est intéressant de faire mentionner ici un rapport de force et combat d'idées entre Hang Nhor et Dith Pran avec Pol Pot. Mais qui
sont donc Haing NGOR et Dith Pran? Des simples victimes khmers rouges ou des ambassadeurs vietnamiens? Voici quelques
louche propos d'affrontement entre Haing Ngor et Pol Pot. (Source
DavidPChandler "Frère Numéro Un" et "Une
Odyssée cambodgienne" de Monsieur Ngor - "Quelques
jours plus tard, Pol Pot reçut une équipe de télévision
de la chaîne américaine ABC. Il profita de l'occasion
pour lancer un appel à l'aide; il fallait chasser les Vietnamiens
du Cambodge, où ceux-ci, déclara-t-il, menaient une
"guerre de génocide". Dans un passage révélateur,
Pol Pot ajouta qu'il les trouvait pire que Hitler : "Hitler
tuait les juifs et ceux qui s'opposaient à lui. Le Viêt-nam
tue ceux qui s'opposent à lui, et des innocents qui ne veulent
pas se joindre à lui". (Pol Pot)
Réaction du Haing NGOR (Page228) :
"Pol Pot s'inventait des ennemis et il est
difficile de dire pourquoi Peut-être avait-il besoin de trouver
un responsable lorsque les faits ne cadraient pas avec ses projets.
Peut-être était-ce simplement pour détruire
comme le font les grands paranoïaques. Il se trouva tellement
d'ennemis que son régime tomba en miettes: le gouvernement
ne répondait plus à ses objectifs de production et
avait de plus en plus besoin de boucs émissaires. Il finit
par désigner le responsable: le Viêt-nam.
Au début, le Viêt-nam n'avait pas du tout envie de
se battre avec les Khmers rouges. Il avait d'autres problèmes.
La réunification du pays, la " rééducation
" des masses et la remise en train d'une économie décomposée.
Mais les Khmers rouges ne cessaient d'envahir la zone frontalière,
de massacrer des civils, violant les femmes et tuant les enfants.
(Ngor)
C'est pourquoi le Viêt-nam décida de résoudre
deux problèmes d'un coup: se débarrasser du régime
khmer rouge qui n'apportait que des ennuis et s'approprier un nouveau
territoire très fertile.
Le Viêt-nam était surpeuplé : soixante millions
de personnes (70-75) et beaucoup de difficultés pour les
nourrir. Le Cambodge, lui, était sous-peuplé. Un dixième
de sa population étant capable de produire beaucoup plus
de riz et de poisson qu'elle n'en avait besoin. Le 25 décembre
1978, les Vietnamiens envahissent le Cambodge avec 14 divisions
et un appui logistique aérien. Rien ne peut les arrêter.
Dans la nuit du 5 janvier 1979, alors qu'on entendait le bruit des
combats à Phnom Penh, Pol Pot demanda à son prisonnier
Norodom Sihanouk de le recevoir. Pol Pot le salua en joignant les
mains en sompeab,..." (Haing NGOR) Voici d'un coup, Dith et Haing Nhor deviennent ambassadeurs vietnamiens en essayant tant bien que mal à justifier l'invasion vietnamienne du Cambodge en 7 janvier 1979.
Le régime de Khmer rouge
ne pourrait existe sans le soutient administratif, logistique et
militaire du Vietnam, autrement dit, le fonctionnement du régime
de Khmer rouge démeurait incontestablement comme actuel régime
fantoche de Hun-Sen, son frère un
(CHAPITRE QUATRE)
MULTIPLES IDENTITÉS 1953-1963
DANS LES RANGS DU VIÉT-MINH: A l'occasion d'un de ses passages
dans la capitale, Saloth Sar alla voir Pham Van Ba, représentant
local du Parti communiste indochinois (PCI), pour lui demander d'y
adhérer, sur la base de son appartenance au Parti communiste
français. En 1981, Ba déclara au cours d'une interview
qu'il avait vérifié les dires de Sar en communiquant
avec Paris via Hanoi, procédure qui avait pris une quinzaine
de jours. Ba avait ensuite accepté Sar au sein du PCI, en
court-circuitant le Parti populaire révolutionnaire khmer.
(Stephen Heder a fort justement qualifié cette formation
khmère rudimentaire de "parti secret du front uni",
formule qui peut paraître ambiguë.) Ainsi, l'appartenance
de Sar au PCF le rendait digne de faire partie du PCI, parti multinational
officiellement dissous, dont l'existence était cachée
aux non-communistes.
Selon toute apparence, Sar fut initié à la guérilla
dans l'est du Cambodge, où il arriva en août 1953.
En tout état de cause, il ne tarda pas à faire partie
du mouvement de résistance contrôlé par le Viêt-minh.
Il était attaché à un service du quartier général
composé en nombre égal de Khmers et de Vietnamiens.
Selon Pham Van Ba, Sar était un "jeune homme moyennement
doué, mais avec une manifeste volonté de puissance".
Il travailla ensuite dans la section responsable de la propagande
de masse, puis suivit les cours d'une école de cadres.
Un quart de siècle plus tard, après que les forces
vietnamiennes eurent contraint Pol Pot à s'exiler, une déclaration
de ses partisans déplorait qu'en 1953 des intellectuels tels
que Sar "fussent chargés de tâches qui n'avaient
aucun rapport avec leurs capacités : corvées de cuisine,
transport d'engrais organiques pour les champs, et autres".
De telles obligations pouvaient certes blesser l'amour-propre de
Sar, mais il n'avait jamais été opposé à
la discipline du parti; il devait d'ailleurs se rendre compte que
les Vietnamiens et leurs collègues cambodgiens le considéraient
comme un élément prometteur, comme l'indique notamment
le fait que Pham Van Ba, selon ses propres dires, avait pris en
mains sa formation politique. Compte tenu de son passé, Sar
était particulièrement apte à travailler pour
le "front uni", en rapprochant divers groupes dissidents
pour le compte du Parti communiste indochinois. Sar, qui n'avait
aucune expérience du combat et ne parlait pas le vietnamien,
était utile au parti, comme en témoigne le fait qu'il
fut nommé au quartier général communiste proche
de la frontière, plutôt que dans une unité moins
prestigieuse et plus exposée. Apparemment, les Vietnamiens
et leurs camarades cambodgiens voulaient le préserver pour
des tâches plus importantes. Le passage de Sar à ce
quartier général frontalier, à la limite de
deux luttes pour l'indépendance nationale, constituait une
sorte d'examen d'entrée
Saloth Sar était précieux pour les Vietnamiens parce qu'il avait des liens à la fois avec l'élite
cambodgienne urbaine, les Démocrates, et les communistes
français. Son manque de prétention, les années
passées en France et son désir d'apprendre compensaient
ses études peu brillantes, les relations privilégiées
de sa famille et sa maigre connaissance du marxisme-léninisme.
En allant sur la frontière vietnamienne pour offrir ses services,
il avait devancé certains camarades plus qualifiés
qu'il avait connus en France, notamment Ieng Sary, Hou Youn et Thioun
Mumm, ainsi que les progressistes de Phnom Penh, qui se méfiaient
encore du communisme ou ne voulaient pas prendre de risques.
Il n'existe aucun témoignage concernant la réaction
de Saloth Sar à ces mois passés au sein de la résistance.
L'atmosphère rude et combative du quartier général
lui rappelait peut-être les milieux militants de Paris, et
la fréquentation d'ouvriers et de paysans a pu éveiller
des souvenirs de son séjour en Yougoslavie. Il était
certainement flatté d'avoir été remarqué
par Pham Van Ba et par son assistant cambodgien, Tou Samouth. Peut-être
avait-il l'impression que sa vie allait enfin quelque part.
Physiquement, il ne courait pratiquement aucun danger. En cet été
1953, la guerre d'Indochine s'essoufflait, au moins dans le Sud.
Les Français étaient prêts à accorder
l'indépendance aux composantes non communistes de leur fédération,
tout en poursuivant les combats contre les communistes, notamment
au Nord-Viêt-nam. En novembre 1953, cédant aux instances
de Sihanouk, la France signa un accord consacrant l'indépendance
du Cambodge, dans le cadre de l'Union française. Cela permit
à Sihanouk de proclamer que sa "croisade royale",
lancée l'année précédente, avait été
couronnée de succès. Peu après, les combats
cessèrent entre les forces françaises et la résistance
khmère. Au cours des mois suivants, de nombreux groupes de
résistance non communistes se rallièrent au gouvernement
de Sihanouk. Ceux qui étaient contrôlés par
les Vietnamiens attendirent la suite des événements.
Sur la frontière, Saloth Sar poursuivait son éducation
politique sous la direction de Tou Samouth, "un riche Khmer
de Cochinchine", qui avait à peine dix ans de plus que
Sar. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Samouth avait été
moine et affilié à l'Institut bouddhique. En 1945,
il avait quitté les ordres pour devenir propagandiste du
Viêt-minh au Cambodge oriental et auprès de la minorité
khmère du Viêt-nam. Il était entré au
Parti communiste indochinois en 1946. Samouth était un orateur
habile et éloquent. Un de ses anciens élèves
se souvient que par ses qualités de "courtoisie, de
modestie et son caractère coulant [sic], il était
comparable à Hô Chi Minh".
Il est tentant de compter Tou Samouth au nombre des modèles
dont Sar s'est inspiré depuis 1940: d'abord Kvan Siphan,
puis Ieng Sary, Keng Vannsak, Thioun Mumm et Khieu Ponnary. Comme
eux, Samouth était un idéaliste, nourrissant une passion
pour l'enseignement qui le faisait aimer et respecter. La principale
différence était que Samouth avait eu une éducation
bouddhique, et non française, ce qui devait plaire à
Sar, apparemment désireux de devenir moins français
et davantage khmer. D'un point de vue plus cynique, Sar voulait
peut-être entrer dans les bonnes grâces de Samouth afin
de faciliter sa propre ascension au sein du mouvement. Tout bien
pesé, il est probable que l'éloquence, le patriotisme
et le dévouement de Tou Samouth ont attiré le jeune
homme, qui devint pour ainsi dire son disciple. Ils allaient travailler
ensemble pendant neuf ans.
En mai 1954, un révolutionnaire âgé de vingt-cinq
ans, Sok Thuok, arriva sur la frontière et devint un proche
de Saloth Sar. Leur association prit fin en 1978, lorsque Thuok,
alors vice-Premier ministre sous le nom de Vorn Vet, suspect d'être
"pro-vietnamien", fut liquidé sur l'ordre de Pol
Pot. Dans sa confession, Vet se, souvient avoir rencontré
au Cambodge oriental des "frères venus de France",
et avoir été formé politiquement par Tou Samouth.
Il exprime son enthousiasme pour Samouth en des termes qui rappellent
ceux utilisés par de nombreux disciples de Saloth Sar / Pol
Pot lui-même: "Il me rendait si heureux, et je croyais
en lui (chhoeou cho't). Lorsqu'il commençait un cours, je
faisais de grands efforts pour le comprendre, et quand il partait
pour des missions de propagande, je le suivais. Cette [expérience]
m'a éveillé aux vraies réalités de la
révolution"
GENÈVE EÉLECTIONS De.....
Vers le milieu de l'année 1954, les combattants du Viôtminh
et leurs associés cambodgiens avaient mis leurs activités
en veilleuse en attendant les résultats de la conférence
internationale réunie à Genève pour négocier
un règlement politique de la première guerre d'Indochine.
La conférence, prévue depuis plusieurs mois, s'ouvrit
peu après la défaite humiliante subie par les forces
françaises à Diên Biên Phu. Elle avait
été convoquée par l'Union soviétique
et la Grande-Bretagne, membres du conseil de
LE MILITANT
Dès 1956, Saloth Sar utilisait plusieurs identités.
Au sein du Prachacheon, il était connu sous le nom de "Pol",
et probablement sous d'autres pseudonymes. Pour les personnes extérieures
au mouvement, il était "Saloth Sar". Il travaillait
également avec ses camarades du Parti communiste indochinois,
au sein d'un groupe restreint ; leurs objectifs étaient d'assurer
la protection de ses dirigeants cambodgiens Tou Samouth et Sieu
Heng, et de mettre sur pied un Parti communiste cambodgien plus
important et mieux organisé, en vue du jour où les
conditions seraient favorables et où le Viêt-nam donnerait
son autorisation. L'on ignore si le Parti populaire révolutionnaire
khmer, constitué en 1951, continuait à exister sous
ce nom ; c'est l'un des mystères qui entourent l'histoire
du mouvement communiste cambodgien. Il est probable que la plupart
de ses membres ont été absorbés par le Prachacheon.
Certains membres du Prachacheon, tels que Keo Meas, étaient
sans doute informés des autres affiliations politiques de
Sar, mais les autres les ignoraient. Ceux qui savaient la vérité
au sujet de Sar travaillaient eux-mêmes dans la clandestinité.
En ces années cinquante à Phnom Penh, leur univers
de pseudonymes, de rendez-vous secrets, de bureaux numérotés
et de planques devait à certains égards être
passionnant, surtout pour un homme comme Saloth Sar, qui avait des
liens avec l'élite et était à l'abri des tracasseries
policières
Après son mariage, Saloth Sar s'était éloigné
de son frère et de sa belle-soeur qui l'avaient élevé,
mais il se faisait une règle d'assister chaque année,
à Prek Sbauv, aux cérémonies bouddhistes en
l'honneur des morts. Il s'y rendit une dernière fois en 1959
pour les funérailles de son père. Sar voyait aussi
moins souvent Keng Vannsak. Cela s'explique peut-être en partie
par le retour de Paris, début 1957, de Khieu Thirith et de
Ieng Sary. Pendant quelque temps, les deux couples, ainsi que la
petite fille de Thirith et de Sary, Vanny, habitèrent ensemble
dans une maison appartenant à la famille des deux soeurs,
située à l'ouest du palais. A la grande surprise de
leurs voisins, ils refusèrent, pour des raisons idéologiques,
d'engager du personnel de maison. Peu après, Sary fut engagé
comme professeur au Kambuj'bot, tout en se livrant à des
activités politiques secrètes aux côtés
de Saloth Sar
Il est difficile de savoir en quoi consistait exactement ce travail
politique, quelle était l'importance exacte de Saloth Sar
et sa place dans la hiérarchie du mouvement communiste. Son
nom n'était jamais mentionné en relation avec le Prachacheon,
pas plus dans les discours de Sihanouk que dans la presse gouvernementale.
En dépit de sa réputation de progressiste, Sar n'a
apparemment jamais été interrogé par la police;
de même, l'ambassade des États-Unis, qui possédait
des fiches sur des centaines de personnes soupçonnées
d'être communistes, ne disposait d'aucune information biographique
à son sujet. Contrairement à d'innombrables militants
de gauche, que ce soit au Cambodge ou ailleurs, il n'a jamais passé une seule nuit en prison.(P..94-94)
LE PARTI CAMBODGIEN PREND FORME (une création coïncident avec ce de Hanoi)
Début septembre 1960, le Parti des travailleurs du Viêtnam,
réuni en congrès à Hanoi, résolut de
"libérer le Sud des... impérialistes américains
et de leurs suppôts". La méthode choisie pour
atteindre cet objectif consistait à constituer au Sud-Viêt-nam
un front national tout en déclenchant la lutte armée
dans les campagnes. Pour mener cette seconde guerre d'Indochine,
les Vietnamiens voulaient redonner vie aux arrangements de 1950,
lorsqu'ils avaient parrainé au Laos et au Cambodge des partis
communistes destinés à soutenir leur combat.
Selon Pol Pot, deux semaines après le congrès, vingt
et un communistes cambodgiens se réunirent en secret à
la gare de Phnom Penh. Grâce au frère de Thioun Mumm,
Thioun Prasith, qui avait milité chez les cheminots, la réunion
put se tenir dans un petit bâtiment isolé. En 1977,
Pol Pot a décrit ce "congrès du parti" :
"Participaient au congrès quatorze représentants
des paysans, responsables des activités dans différentes
zones rurales, et sept représentants des villes, vingt et
un délégués au total... La participation de
ces vingt et un représentants au congrès du Parti
était une question de vie ou de mort. Si l'ennemi avait découvert
l'endroit où se tenait le congrès, tous les dirigeants
du Parti auraient été détruits, la ligne du
Parti n'aurait jamais vu la lumière du jour, la révolution
aurait été gravement menacée, et son avenir
aurait été compromis.
Cette réunion a fait l'objet de nombreuses controverses.
Après 1975, les porte-parole des Khmers rouges la qualifient
de premier congrès du Parti communiste du Kampuchéa,
mais selon d'autres documents, il s'agit du second congrès,
le premier s'étant tenu en 1951. Cette tentative de diminuer
l'importance de la réunion de 1951 visait à dissocier
le mouvement cambodgien de ses antécédents vietnamiens.
Aucun de ces documents ne fait état, toutefois, d'une circonstance
évidente pour l'observateur le moins averti, à savoir
que le congrès de 1960, de même que celui qui s'était
tenu neuf ans auparavant, s'était réuni sur l'ordre
de Hanoi. Le fait qu'il a eu lieu aussitôt après le
congrès du Parti des travailleurs du Viêt-nam en témoigne,
de même que la composition du nouveau comité central,
décidée lors de la réunion de Phnom Penh; un
de ses membres était en effet Son Ngoc Minh, lequel se trouvait
alors à Hanoi, où il avait assisté au congrès
vietnamien. Faisaient également partie du comité central
Tou Samouth, le nouveau secrétaire du parti (rebaptisé
Parti des travailleurs du Kampuchéa), l'" assistant
" de ce dernier, Saloth Sar, et l'adjoint de Tou Samouth, Nuon
Chea, qui devenait le numéro deux du parti. Ces quatre hommes,
de même que certains fonctionnaires du comité tels
que Keo Meas et Sao Phim, étaient déjà membres
du Parti communiste indochinois. Le seul membre du comité
qui n'en faisait pas partie était Ieng Sary
Selon l'histoire du parti éditée en 1973, ce congrès
"a approuvé une ligne politique, une stratégie,
des tactiques, et des statuts marxistes-léninistes pour le
Parti". Les membres du comité central ne se virent pas
confier des responsabilités régionales. L'existence
du parti, ainsi que son nouveau nom, restaient secrets. Le nom même
du parti cambodgien, ainsi que ses activités au cours des
douze années à venir, laissent à croire qu'il
restait soumis à la tutelle de Hanoi et qu'il servait les
impératifs vietnamiens. Par la suite, certes, les Vietnamiens
ont été considérés avec animosité
et leur tutelle a été rejetée avec mépris,
mais le Parti communiste cambodgien n'a jamais adopté une
ligne indépendante avant la fin des années soixante
au plus tôt et probablement pas avant 19721973.
Saloth Sar, Ieng Sary et Nuon Chea, qui n'avaient alors guère
plus de trente ans, étaient certainement remplis d'enthousiasme
en se voyant confier, du moins en apparence, d'aussi hautes responsabilités.
La nomination de Son Ngoc Minh au comité central était
symbolique; il n'était pas possible à Hanoi de
contrôler les activités du nouveau parti. Qui plus était, les cadets de l'équipe travaillaient depuis
des années en étroite collaboration avec Tou Samouth
et les autres membres du comité. Vers la même époque,
la pression des autorités diminua, tandis que Sihanouk tempérait
sa campagne anticommuniste par des gestes d'apaisement en direction
de divers intellectuels de gauche. En 1962, le prince tomba dans
le piège de la tactique du front uni en invitant plusieurs
communistes, dont Khieu Samphan, à se présenter aux
élections législatives
"KHMER ROUGE" 1963-1970
Pendant les sept années qui suivirent son départ de
Phnom Penh, Saloth Sar mena une existence de fugitif, se cachant
dans des camps de fortune de l'est et du nord-est du Cambodge. Il
connut une seule période de répit en 1965-1966, lorsqu'il
séjourna onze mois au Nord-Viêt-nam et en Chine.
La plupart du temps, Saloth Sar, Ieng Sary et les autres membres
du comité central étaient coupés de ce qui
se passait à Phnom Penh et dans le reste du monde ; seuls
leur parvenaient de temps à autre de rares nouvelles apportées
par des messagers du parti (appelés nir'sei, ou "hommes
de confiance"), ou entendues sur les émissions en ondes
courtes des radios vietnamiennes et chinoises. Cet isolement affectait
inévitablement leurs décisions.
Après 1963, Sar et ses camarades voyaient rarement des personnes
étrangères au mouvement. Ils discutaient interminablement
entre eux, resserrant leurs liens, renforçant leur paranoïa
et leur assurance. Ils passaient sans doute le plus clair de leur
temps à identifier des ennemis et à échafauder
des scénarios pour l'avenir du peuple cambodgien. A bien
des égards, ces scénarios, s'ils étaient réalisables,
ne correspondaient pas à ce que les Cambodgiens désiraient
réellement, mais cela importait peu à ces révolutionnaires.
Lorsque les dirigeants du parti disaient que la théorie était
subordonnée à la pratique, cela signifiait, non pas
que les théoriciens ont beaucoup à apprendre des gens
du peuple, mais que l'intégrité des dirigeants euxmêmes,
plutôt qu'une position théorique, déterminait
les stratégies et les tactiques que le parti adopterait.
En dépit des circonstances en apparence peu propices, cette
période a probablement renforcé Saloth Sar dans
son sentiment d'être important et d'être promis à un grand destin. Ses idées étaient approuvées
par des subalternes obligés de se montrer déférents
vis-à-vis d'un supérieur. De surcroît, n'ayant
ni territoire ni population à administrer, il commettait
peu d'erreurs concrètes. Son royaume étant immatériel,
il pouvait nourrir des idées utopiques qu'aucune réalité
ne venait démentir. Les membres du parti qu'il rencontrait
étaient dans un sens ses élèves. Pour pousser
la métaphore plus loin, il enseignait dans une école
sans directeur, sans inspecteurs, sans parents, une école
qu'aucune instance extérieure ne contrôlait, à
l'exception, peut-être, du Parti des travailleurs du Viêtnam,
dans la lointaine Hanoi.
L'isolement, une relative sécurité et un sentiment
d'importance et de supériorité ont joué un
rôle décisif dans l'élaboration de la ligne
politique qui devait guider les dirigeants du Parti communiste cambodgien
lorsque celui-ci prit le pouvoir. De 1963 à 1970, en l'absence
de pratique, de compromis ou de compétition, les dirigeants
n'eurent pas à modérer leurs idées. Leur dévouement
au parti était certes nourri par la conviction qu'un jour
ils prendraient le pouvoir, mais cela ne devint une possibilité
réelle qu'en 1970, lorsque Sihanouk fut renversé.
Et même après cela, il fallut aux "Khmers rouges"
[khmer krohom], nom que Sihanouk avait toujours donné au
mouvement, cinq années de combats pour contrôler le
pays. Compte tenu de leurs ressources et de leur histoire, leur
victoire, en 1975, fut inattendu.................Saloth Sar a également
été marqué par le transfert de son quartier
général, jusqu'alors situé dans la province
de Kompong Cham, dans les forêts de la lointaine province
de Ratanakiri, au nord-est du Cambodge. Ce changement eut lieu après
son retour de Chine, probablement sur les conseils des Vietnamiens,
et certainement avec leur accord.
L'influence la plus forte que Sar ait subie fut cependant celle
de la guerre du Viêt-nam. Cette guerre a eu au moins trois
conséquences sur la vie politique du Cambodge. En premier
lieu, Sihanouk, craignant une victoire communiste tout en la souhaitant
(il en était venu à haïr les ÉtatsUnis),
décida que la meilleure façon de maintenir le Cambodge
à l'abri de la guerre et de garantir sa survie était
de conclure une alliance avec le Nord-Viêt-nam et avec le
Front national de libération (FNL) du Sud-Viêt-nam.
En novembre 1963, Sihanouk mit fin à l'assistance militaire
américaine. En 1964, il conclut un accord secret avec les
Vietnamiens, autorisant les forces communistes vietnamiennes à
stationner en territoire cambodgien et à se déplacer
dans le pays à condition de respecter la population. En échange,
les Vietnamiens s'engageaient à reconnaître l'indépendance
du Cambodge ainsi que son intégrité territoriale après
la fin des hostilités. Au fur et à mesure que la guerre
s'intensifiait, le sanctuaire cambodgien devint de plus en plus
important pour les Vietnamiens ; à partir de la fin de 1966,
des armes chinoises destinées à leurs forces armées
transitaient par le port cambodgien de Sihanoukville (Kompong Som).
Il en résulta que, dans sa volonté de damer le pion
aux grandes puissances et de rester à l'écart du conflit,
Sihanouk réussit à compromettre la neutralité
du Cambodge et à garantir que le pays serait entraîné dans le conflit.
Une conséquence indirecte des "arrangements" de
Sihanouk fut que les Vietnamiens demandèrent aux communistes
cambodgiens de leur fournir un soutien militaire et logistique.
Plusieurs centaines de communistes khmers allèrent au Viêt-nam
pour y suivre une formation militaire et politique, bien entendu
à l'insu de Sihanouk.
Un troisième effet de la guerre fut de susciter un malaise
croissant au sein de l'élite cambodgienne. En cette fin des
années soixante, la politique de Sihanouk les inquiétait
et ils redoutaient que le Cambodge ne fût entraîné
dans la guerre. Nombre de leurs enfants, formés par un système
éducatif en pleine expansion, craignaient de se retrouver
au chômage après avoir décroché leurs
diplômes, et n'appréciaient guère le style de
gouvernement de Sihanouk. Certains étaient influencés
par des professeurs de gauche. Sihanouk réagit à ce
malaise en prenant des mesures de plus en plus rigoureuses contre
les dissidents, ce qui ne fit qu'accroître l'hostilité
des étudiants à son égard. Dès 1969,
des centaines d'entre eux quittèrent les villes pour rejoindre
les rangs de la résistance.
OTAGE DES VIETNAMIENS
Fin 1963, un militant reconnut Saloth Sar dans la province de Kompong
Cham, à l'est du Cambodge. Avant la fin de l'année
suivante, d'autres le rencontrèrent dans un camp de cette
région, connu sous le nom de code de "Bureau (munthi)
100". Une source écrite situe ce camp au Viêt-nam
; une autre, à l'est de la province de Kompong Cham. Il est
probable que la base se déplaçait d'un côté
à l'autre de la frontière, selon les exigences de
la situation militaire. Saloth Sar y resta jusqu'à son départ
pour le Viêt-nam et pour la Chine à la fin de 1965.
Pendant ces deux années, il n'avait pas accompli grand-chose,
tout en dépendant de "protecteurs" qui devaient
par la suite devenir ses ennemis ; ce fut un des points les plus
bas de sa carrière.
Fin 1964, un jeune communiste du nom de Chhim Samauk partit de Phnom
Penh pour se rendre au " Bureau 100 ". Comme nombre d'autres
proches collaborateurs du Pol Pot, il fut par la suite victime d'une
purge et interné par le gouvernement de Pol Pot au centre
d'interrogatoires S-21 de Phnom Penh. Samauk était l'un de
ces innombrables "ennemis" qui ont laissé des milliers
de feuillets de confessions extorquées sous la torture, se
reconnaissant coupables de toute une série d'accusations
fabriquées. Ces documents nous fournissent néanmoins
de nombreux détails sur la vie du mouvement communiste ;
à ce sujet, les détenus n'avaient aucune raison de
mentir. Dans sa confession de 1977, par exemple, Chhim Samauk se
souvient: "J'ai rencontré Frère numéro
Un au Bureau 100. J'étais plein d'enthousiasme et très
heureux, car je n'aurais jamais imaginé qu'il serait là.
A cette époque, j'étais incapable de reconnaître
les Frères [les dirigeants du parti]. Peu après, j'ai
appris qui étaient Frère numéro Un et Frère
Van [Ieng Sary]... Le travail était un vrai combat. Il continuait
même quand on avait la malaria. J'ai vu les Frères
[Sar et Sary] rédiger des documents, préparer des
stencils (sdengsil) et imprimer des documents. J'ai fait de grands
efforts pour apprendre. Au bout de quelque temps, j'étais
capable de les aider un peu, en écrivant et en publiant moi-même
des documents secrets. Au Bureau 100, en 1964-1965, j'étais
très heureux. Je n'étais troublé par aucun
problème. Je pensais que je me construisais moi-même
[que je me créais une nouvelle personnalité révolutionnaire]
et que je faisais des progrès".
Un autre membre du parti a travaillé au Bureau 100 sous les
ordres de Ieng Sary, en qualité d'assistant paramédical.
Dans sa confession, il précise que les Vietnamiens qui gardaient
la base n'autorisaient pas les Cambodgiens à en sortir. Il
est difficile de mesurer l'impact de telles conditions sur ces hommes
fiers. Il semble qu'en 1964-1965, il n'y avait au Bureau 100 guère
plus d'une douzaine de Cambodgiens, dont trois seulement étaient
des " militaires ". Se trouvaient notamment à la
base des piliers du parti tels que Keo Meas, Ney Saran (Ya), Sok
Knol, Sao Phim (un membre du comité central responsable de
la partie orientale du pays), ainsi que la femme de Chou Chet, lm
Naen (Li), qui servait de cuisinière à Sar et à
Sary, et que ce dernier fit entrer au parti en 1966 pour récompenser
son ardeur révolutionnaire
En dépit de ces handicaps, Saloth Sar et ses camarades continuaient
à préparer la révolution. Fin 1964, Sar organisa
une réunion d'étude à la base. Selon un document
du parti daté de 1978, cette "réunion... décida
de s'opposer à un éventuel coup de force des Américains",
affirmation confirmée en 1980 par un ex-membre du parti.
Le coup qu'ils craignaient aurait consisté en un soutien
des États Unis à Lon Nol, ou à Son Ngoc Thanh,
alors en exil, et aurait été dirigé contre
Sihanouk. Dans une telle éventualité, les communistes
auraient évidemment bénéficié de l'alliance
de Sihanouk avec la Chine et le Viêt-nam et de sa position
anti-américaine ; ils auraient dû mener de front le
combat politique et la lutte armée. Ce fut précisément
la décision que le parti devait prendre deux ans plus tard,
peu avant que Lon Nol ne devînt Premier ministre du nouveau
gouvernement formé par Sihanouk.
A cette époque, les Khmers rouges ne pouvaient guère
qu'échafauder des plans et rêver à la victoire.
Vue du Bureau 100, la révolution cambodgienne paraissait
bien lointaine. Pour commencer, le Parti communiste cambodgien
n'était pas armé. Les conditions de vie précaires
(sans oublier le paludisme endémique) que Saloth Sar, Son
Sen, Ieng Sary et une poignée d'autres ont connues pendant
deux ans expliquent sans doute que Pol Pot n'ait pu faire état
d'aucune initiative du parti durant cette période. Dans une
allocution d'une durée de cinq heures prononcée en
1977 pour annoncer l'existence du parti, il se contenta de mentionner
deux événements qui s'étaient produits à
Phnom Penh, et sur lesquels les dirigeants du parti n'avaient exercé
aucun contrôle.
Il qualifiait le premier d'"événement important
pour notre combat". Il s'agissait de la décision de
Sihanouk, prise en novembre 1963, de mettre fin à l'assistance
militaire américaine. Le second événement était
la manifestation organisée devant l'ambassade des États-Unis
en mars 1964; des milliers d'étudiants, de soldats en civil
et d'autres Cambodgiens étaient venus protester contre le
bombardement d'un village cambodgien proche de la frontière
vietnamienne. En réalité, cette manifestation était
approuvée par Sihanouk, et elle avait pris au dépourvu
les communistes de la capitale. Vorn Vet, qui y avait participé,
a par la suite fait ce commentaire: "Je n'aurais jamais cru
qu'un mouvement d'une telle ampleur fût possible ; à
elles seules, les forces révolutionnaires étaient
incapables d'une telle action".
En 1965, donc, Saloth Sar quitta le Bureau 100 pour se rendre
en Chine et au Viêt-nam. Son absence dura plus d'un an.
Ce voyage mit fin à une période de sa vie qu'il ne
mentionna plus jamais. Au Bureau 100, il devait parfois être
au bord du désespoir, en dépit de la façade
courageuse et optimiste qu'il présentait à ses subordonnés.
C'était certainement bien loin des années où
il avait enseigné à Phnom Penh, ou du temps où
il était étudiant à Paris; il jouissait alors
d'une entière liberté de mouvements, la vie était
facile, il échangeait des idées avec d'innombrables
personnes, et la révolution paraissait une possibilité
réelle.
VOYAGE AU VIÈT-NAM
Saloth Sar, Keo Meas, et plusieurs autres communistes cambodgiens,
dont Um Neng (Vi), un ancien du Prachacheon, sont allés au
Nord-Viêt-nam et en Chine de juin 1965 à septembre
1966. La femme de Ieng Sary, Khieu Thirith, a affirmé en
1981 que son mari et elle-même faisaient partie de la délégation,
mais cela paraît peu plausible.
Saloth Sar et ses camarades avaient probablement été
convoqués par les Vietnamiens pour discuter de l'escalade
de la guerre et du rôle croissant que les communistes cambodgiens
seraient appelés à jouer. Il fallait mettre au
point la tactique, ainsi qu'une ligne politique appropriée.
En outre, les Vietnamiens voulaient certainement se faire une meilleure
idée du successeur de Tou Samouth; les communistes cambodgiens
qui s'étaient réfugiés au NordViêt-nam
en 1954-1955 et dans les années suivantes étaient
eux aussi désireux de faire la connaissance de Saloth Sar,
alors âgé de trente-sept ans.
A Hanoi, les membres de la délégation furent accueillis
avec le plus grand respect. Saloth Sar donna à l'intention
de ses compatriotes des conférences sur la situation au Cambodge;
il aborda également "le problème du nom du parti"
(devenu en 1960 le Parti des travailleurs du Kampuchéa).
Il revit sans doute avec plaisir ses vieux amis des années
parisiennes, Yun Soeurn et Rath Samoeun. Un autre camarade de l'époque
du Viêt-minh, Keo Moni, se souvient que le séjour de
Sar au Viêt-nam a duré "environ neuf mois",
et que, pendant cette période, ont été organisées
plusieurs sessions d'études destinées à harmoniser
les positions des membres du parti actifs au Cambodge et de ceux
qui étaient établis au Viêt-nam. Selon Keo Moni,
Pol Pot aurait également amené des documents "relatifs
à l'organisation du Parti, à la politique, au combat
et à l'économie". Cet accueil chaleureux n'empêcha
sans doute pas Saloth Sar et ses camarades de se demander pourquoi
un si grand nombre de Cambodgiens tels que Keo Moni suivaient une
formation politique et militaire au Nord Viêt-nam ; à
quoi les préparait-on, exactement, et quelle était
leur allégeance ?
Les délégués participaient également
à des pourparlers secrets avec les responsables communistes
vietnamiens, notamment le secrétaire général
Lê Duan. L'unique document relatif à ces réunions
est le Livre noir, texte polémique rédigé
(probablement par Pol Pot) douze ans après les événements,
en 1978, dans le but de justifier le conflit qui opposait le Cambodge
au Viêt-nam, alors que les relations khméro-vietnamiennes
s'étaient fortement détériorées. Ce
texte partial reflète certaines des obsessions de Pol Pot.
Le Livre noir fustige les ex-protecteurs vietnamiens
du parti. La rage de Pol Pot n'implique pas nécessairement
que ses accusations soient erronées. Il est par ailleurs
certain que les passages qu'il consacre à lui-même
et à sa délégation en 1955-1956 veulent faire
paraître sa mission plus autonome, plus réussie et
plus importante qu'elle ne l'était en réalité Le Livre noir affirme par exemple que Lê Duan
a vivement reproché aux Khmers d'avoir adopté une
ligne politique indépendante; Pol Pot précise: "Le
Parti communiste du Kampuchéa avait sa propre ligne politique.
Grâce à cette ligne, le mouvement révolutionnaire
du Kampuchéa a pris son essor. Cela déplaisait aux
Vietnamiens, car... si la révolution au Kampuchéa
évoluait et se renforçait d'une façon indépendante,
elle échapperait à leur contrôle."
Toujours selon le Livre noir, Lê Duan a alors
soumis aux Khmers un document "en langue vietnamienne",
leur demandant de "renoncer à la lutte révolutionnaire
[au Cambodge] et d'attendre que les Vietnamiens remportent la victoire".
En réalité, les Cambodgiens ont continué à
respecter ces conditions pendant les trois années à
venir, mais selon la version de Pol Pot, il était resté
inébranlable : "Le conflit concernant la ligne politique
a été très dur. Mais la délégation
cambodgienne gardait son calme et ne faisait rien pour irriter...
les Vietnamiens. Après le départ du secrétaire
Pol Pot pour le Kampuchéa, les Vietnamiens savaient que le
Parti communiste du Kampuchéa continuerait à suivre
sa ligne, qui était de mener de front la lutte armée
et la lutte politique".
Le Livre noir est un mélange de faits réels,
de réinterprêtation de l'hîstoire et de désirs
pris pour des réalités. Le fait que Hanoi ait imposé
aux Khmers un texte rédigé en vietnamien, l'intransigeance
de Lê Duan et les efforts des Khmers pour ne pas indisposer
les Vietnamiens semblent plausibles ; par contre, l'affirmation
qu'il existait un "conflit " ouvert avec le Viêt-nam,
et que Sar suivait une ligne indépendante ou qu'il avait
abordé la question de l'indépendance sont démentis
par les faits. La décision de combiner lutte armée
et combat politique ne fut prise qu'à la fin de 1967 et ne
donna lieu à aucune action concrète avant 1968. Dans
le Livre noir, Saloth Sar a sans doute exprimé
certaines idées qu'il avait à l'époque, mais
elles étaient rétrospectivement exacerbées
par l'attitude du Viêt-nam et par sa rage de n'avoir pu dire
à voix haute ce qu'il pensait.
Ces réunions avec Lê Duan furent certainement humiliantes
pour Sar, et ses rodomontades, douze ans plus tard, ont quelque
chose de pathétique. Ses opinions en qualité de chef
d'un parti indépendant n'étaient ni sollicitées
ni considérées avec attention par les Vietnamiens.
On lui demandait une soumission comparable à celle que Sihanouk
exigeait de Lon Nol, ou à celle que les Vietnamiens devaient
imposer à leur protégé Heng Samrin après
1979. Si Saloth Sar s'était montré aussi intransigeant
qu'il le prétend, les Vietnamiens auraient trouvé
quelqu'un d'autre pour diriger le Parti communiste cambodgien, et
ne l'auraient pas autorisé à se rendre en Chine. Comme
il est allé en Chine, et a regagné son pays en conservant
son poste de numéro un du parti cambodgien, il est permis
de supposer qu'il a ravalé sa fierté et a sagement
suivi les conseils des Vietnamiens.
VOYAGE EN CHINE
Pendant son séjour au Viêt-nam, Saloth Sar a fait savoir
qu'il souhaitait visiter la Chine, pays qui était alors un
solide allié du Viêt-nam et soutenait sa guerre contre
les États-Unis. L'autorisation de Pékin mit plusieurs
mois à arriver. Sar mit sans doute cette attente à
profit pour parfaire sa formation politique et militaire (et peut-être
pour suivre des cours de langues), ce que ni lui-même ni les
Vietnamiens n'étaient enclins à mentionner après
1977.
La durée exacte de son séjour en Chine est incertaine.
Pendant des années il ne parla pas de ce voyage. La première
mention qu'il en ait fait se trouve dans un discours à des
partisans en février 1992. Les sources qui en font état
sont postérieures à 1977-1978 et sont pour la plupart
vietnamiennes. Selon celles-ci, Saloth Sar aurait été
"hypnotisé" par la bande des Quatre, un groupe
de cadres maoïstes extrémistes qui ont exercé
le pouvoir - d'une façon pour le moins spectaculaire - vers
le milieu des années soixante-dix, avant d'être jetés
en prison peu après la mort de Mao en 1976. Ces tardives
allégations vietnamiennes sont probablement sans fondement.
En 1966, après tout, les différends entre le Viêt-nam
et la Chine n'étaient pas sérieux, même si les
Vietnamiens, entièrement pris par leur lutte contre les États-Unis,
étaient consternés par le fossé qui se creusait
entre leurs principaux alliés et protecteurs, la Chine et
l'URSS. Sans oublier que l'aide chinoise jouait un rôle déterminant
dans la guerre du Viêt-nam, et que Saloth Sar s'était
rendu en Chine, non à titre de dirigeant révolutionnaire
indépendant, mais comme un allié du Viêt-nam
venu présenter ses respects.
Parmi ceux qui lui souhaitèrent la bienvenue, rappelait-il
en 1992, il y avait deux membres influents du bureau politique chinois
: le maire de Pékin qui allait connaître une rapide
disgrâce, Peng Zhen, longtemps un des favoris de Mao et un
autre vieux collègue du numéro Un chinois, depuis
les années vingt, Li Fuchun. Peng Zhen avait été
décoré par Sihanouk à Pékin, en 1964,
et Sihanouk, d'ailleurs, avait effectué récemment
une autre visite en Chine. Dans ce contexte, il est peu probable
que Saloth Sar ait pu défendre un dossier spécifique,
par exemple pour demander une aide chinoise, ou exposer la nécessité
d'une lutte armée contre le régime de Sihanouk En
1992, il faisait remarquer que durant cette visite, nous étions
très prudents sur ce que nous disions".
Du point de vue des Chinois, Sar était moins important que
leurs alliances avec Sihanouk et le Nord-Viêt-nam. Peut-être
estimaient-ils que Sar pourrait apporter une contribution mineure
à la victoire du communisme sur l'impérialisme américain
en Asie. Il n'était pas exclu qu'un jour, le Cambodge
devienne un État socialiste, et que Saloth Sar, guidé
et conseillé par les Vietnamiens, accède au pouvoir.
En attendant, il n'y avait aucun avantage à l'encourager
à adopter une ligne indépendante. Il est au contraire
probable que Liu Shaoqi, Deng Xiaoping et leurs subordonnés
ont eu à son égard la même (et déplaisante)
attitude paternaliste qui l'avait tant humilié à Hanoi.
Les Chinois lui ont certainement conseillé de coopérer
avec Sihanouk, de soutenir les Vietnamiens, et de renforcer le Parti
communiste cambodgien, bien que les plus radicaux d'entre eux admirent
sans doute son courage. Les Chinois l'ont néanmoins traité
avec davantage de courtoisie que ne l'avaient fait les Vietnamiens.
Peutêtre ont-ils reconnu en lui un authentique révolutionnaire, qui pourrait leur être utile un jour....................
CHANGEMENT DE TACTIQUE
Pendant l'absence de Sar, la guerre du Viêt-nam avait connu
une escalade énorme. A la fin de 1965, il y avait au Viêt-nam
du Sud 300000 soldats américains, forces de soutien comprises,
et d'autres étaient attendus. Les attaques de l'infanterie
américaine et sud-vietnamienne contre les forces communistes
étaient accompagnées de raids aériens intensifs.
Suite aux bombardements de la région frontalière du
Cambodge, le Bureau 100 avait été transféré
à une quinzaine de jours de marche vers le nord au début
de 1966, avant le retour de Saloth Sar.
Peu après être arrivé à son nouveau QG
en septembre 1966, Sar convoqua une réunion afin de définir
la tactique et la stratégie du parti pour l'année
à venir. Selon Chhim Samauk, la réunion fut à
maintes reprises interrompue par le survol d'avions "ennemis",
probablement des vols de reconnaissance sur la frontière
entre le Cambodge et le Viêt-nam du Sud. L'escalade de la
guerre du Viêt-nam et l'évolution de la situation en
Indonésie et au Cambodge avaient convaincu Saloth Sar que
le parti devait adopter une nouvelle tactique; la réunion
de 1966 a donc marqué un tournant dans l'histoire du Parti
communiste cambodgien..........
L'installation du QG dans la province de Ratanakiri eut des conséquences
plus importantes. La principale raison en était sans doute
d'échapper aux bombardements américains et d'éviter
que le Bureau 100 ne finisse un jour par être envahi par des
forces américaines ou sud-vietnamiennes. Le résultat
fut en tout état de cause que plusieurs dirigeants du parti
quittèrent le Cambodge rural, où ils étaient
entourés de paysans bouddhistes, pour une région faiblement
peuplée de minorités tribales animistes, qui parlaient
des dialectes différents et pratiquaient la culture sur brûlis.
LE SOULÈVEMENT DE SAMLAUT
Au début de 1967, la politique gouvernementale déclencha
un soulèvement paysan à Samlaut, village de
l'ouest de la province de Battambang. Le problème avait commencé
en 1965-1966, lorsque des paysans avaient vendu clandestinement
au moins un quart des surplus de riz du Cambodge aux forces nord-vietnamiennes
cantonnées sur la frontière. Autrement dit, l'Êtat
ne put prélever des taxes à l'exportation que sur
les trois quarts de ces excédents. Cet impôt constituant
traditionnellement une source de revenus pour le gouvernement, Sihanouk
était résolu à éviter des pertes similaires
en 1966-1967. Il inaugura une pratique consistant à envoyer
dans les campagnes des "équipes d'intervention"
sous escorte militaire, chargées d'acheter pour le gouvernement
le paddy à un prix inférieur à celui que payaient
les Vietnamiens................
LA LUTTE ARMÉE, 1968-1970
Au début de 1968, il y eut de fréquents heurts entre
des forces communistes et l'armée, les milices ou la police
de Sihanouk. Fin janvier, peu avant l'offensive du Têt au
Viêt-nam du Sud, plusieurs accrochages mineurs se produisirent
dans la région de Battambang. L'un de ces derniers, qui eut
lieu le 17 janvier à Bay Damram, fut retenu pour célébrer
la naissance de l'arm'e révolutionnaire. Selon un document
daté de 1977, l'incident avait mis aux prises quelque "dix
à vingt" combattants. Dans le NordEst, il y eut également
des escarmouches entre des groupes tribaux et des unités
de l'armée. Des incidents similaires furent signalés
dans d'autres régions du pays. Dans la plupart des cas, ces
engagements étaient provoqués par les forces gouvernementales,
que Sihanouk et Lon Nol encourageaient à prendre l'initiative
contre les Khmers rouges. Il arrivait aussi que les forces communistes
tendent des embuscades aux unités gouvernementales afin de
se procurer des armes.
Vers la même époque, Saloth Sar convoqua pour la première
fois dans son camp du Ratanakiri une réunion spécifiquement
consacrée aux questions militaires. Sar n'avait aucune expérience
du combat et pas davantage de formation militaire, mais les forces
de Lon n'étaient pas loin, et il devait donner l'impression
de savoir ce qu'il faisait. Deux questions étaient certainement
à l'ordre du jour: le rôle du PCK dans l'offensive
du Têt au Viêt-nam, et le rapprochement de Sihanouk
avec les États-Unis.
En janvier 1968, l'ambassadeur des États-Unis en Inde, Chester
Bowles, s'était rendu à Phnom Penh. C'était
la première visite d'un haut fonctionnaire américain
depuis 1964. Les Khmers rouges établis dans le Nord-Est n'étaient
certainement pas informés de la teneur des pourparlers entre
Bowles et Sihanouk; il était notamment question que Sihanouk
autorise les forces américaines au Viêt-nam à
" poursuivre activement " les forces communistes vietnamiennes
en territoire cambodgien. La tactique du prince, consistant à
rechercher l'amitié des ÉtatsUnis dans le cadre de
sa campagne contre la gauche, le rendait moins digne de confiance
que jamais.
L'on continue à s'interroger sur la véritable raison
d'être de l'offensive du Têt, ostensiblement déclenchée
par les Nord-Vietnamiens et le FNL en février 1968 afin de
susciter dans le pays entier un soulèvement contre les États-Unis
et le régime pro-américain en place au SudViêt-nam.
Les communistes étaient convaincus que le soulèvement
serait décisif et contraindrait les Américains à demander la paix.
En fait, l'offensive ne réussit pas à déclencher
un soulèvement général, en dépit de
son succès psychologique qui accéléra le retrait
américain du Viêt-nam. Une de ses conséquences
fut que les forces du FNL, taillées en pièces au cours
de la campagne, ne tardèrent pas à être remplacées
au Cambodge par des unités nord-vietnamiennes, que les Khmers
locaux connaissaient moins bien, et qui se montraient plus exigeantes
à leur égard. Cela contribua à accroître
la tension entre les forces communistes et l'armée de Lon
Nol, tout en entraînent une coopération plus systématique
entre les forces vietnamiennes et les Khmers rouges
Entre janvier 1968 et fin 1969, Saloth Sar se rend pour la seconde
fois à Hanoi ; durant cette période, il disparaît
littéralement. Siet Chhae, qui était avec lui
dans le NordEst, se souvient que "les Frères partaient
souvent pour affaires pendant des mois d'affilée". A
en juger par le comportement ultérieur de Sar, il a dû
pendant ce voyage s'adresser à des cadres et à des
combattants pour améliorer le moral, expliquer la tactique
et préciser la stratégie.
Les rares et sans doute véridiques allusions de Sar à
cette période laissent à croire qu'il a passé
une bonne partie de son temps à fuir et à se cacher.
En 1972, par exemple, il a décrit la triste situation de
ses forces face à l'armée de Sihanouk pendant la première
phase du conflit: "Dans certaines régions où
l'ennemi a attaqué le peuple, nous étions isolés.
Nous manquions d'effectifs. Nous n'avions pas de base économique.
Nous n'avions aucune puissance militaire et ne pouvions nous cacher
nulle part. Malgré l'étendue des forêts, nous
ne trouvions aucun abri. Même lorsque les habitants étaient
très braves, l'ennemi les exploitait et les brutalisait,
et ils ne pouvaient rien faire. Lorsque les gens étaient
mauvais, l'ennemi les contrôlait et les commandait. L'ennemi
connaissait les forêts. Où que nous allions, il savait
que nous étions là. Nous avions quelques armes par-ci
par-là, mais nous n'avions pas de territoires et pas de gens
sous notre contrôle".
Comme Pol Pot l'a souvent répété, les premières
étapes de la révolution ont été "menées
les mains nues". Cette expression n'est pas exagérée
s'il est vrai, comme il l'a dit en 1977, qu'en 1968 le comité
central était gardé par quatre hommes armés.
Certes, les unités de guérilla contrôlées
par les communistes avaient dès le début des années
soixante-dix rendu de nombreuses régions contrôlées
par des gens du parti dangereuses pour les fonctionnaires du gouvernement,
mais l'équilibre des forces restait en faveur de l'armée
gouvernementale, et les communistes devaient se contenter d'armes
prises à l'ennemi. Il est paradoxal que les Vietnamiens,
eux-mêmes armés par l'étranger, aient encouragé
les Khmers rouges à préserver une autonomie "maoïste"
dans le domaine de l'armement, tout en exigeant d'eux une soumission
quasi totale. Ce qui intéressait les Vietnamiens (et par
la suite, les Américains) au Cambodge, c'étaient les
lignes de ravitaillement du Viêt-nam du Sud. Dans la mesure
où ces dernières étaient menacées par
les forces de Lon Nol et de Sihanouk et par l'aviation américaine,
les communistes cambodgiens et leurs partisans jouaient un rôle
utile en fournissant des sentinelles, des ouvriers et des porteurs.
L'alliance du Parti communiste cambodgien avec le Viêt-nam
restait en vigueur. Vers le milieu de l'année 1968, un important
cadre cambodgien, Keo Meas, fut envoyé à Hanoi avec
des documents destinés aux communistes cambodgiens établis
au Viêt-nam. Trois de ces documents, relatifs à
Samlaut, à la guerre du peuple et à la révolution
mondiale, ont été étudiés pendant une
longue session (elle dura quinze jours) par les communistes de Hanoi.
A la fin de cette session, un membre du parti vietnamien déclara
aux participants khmers que le moment de rentrer chez eux n'était
pas venu, et que la révolution cambodgienne ne pourrait être
déclenchée qu'après la libération du
Sud-Viêt-nam
NOUVEAU SÉJOUR À HANOI
"Vers la fin de 1969, peut-on lire dans le Livre noir,
une délégation du Parti communiste du Kampuchéa
s'est rendue à Hanoi en vue de discussions avec le Parti
vietnamien". Avant son départ, Saloth Sar confia la
direction de son quartier général à Nuon Chea.
Plusieurs confessions du S-21 confirment le départ de Sar,
mais aucune indique la raison de ce voyage, ni qui en avait pris
l'initiative. Il semble peu probable qu'il aurait quitté
le Cambodge s'il n'avait pas été convoqué par
les Vietnamiens, qui voulaient peut-être le consulter au sujet
de la phase suivante de la guerre et de l'hostilité croissante
des forces gouvernementales cambodgiennes à leur égard.
Il est possible également que Sar voulait à cette
occasion demander une aide pour ses unités de guérilla.
Comme il a affirmé par la suite avoir fait ce voyage "à
pied", il est probablement sans rapport avec les funérailles
de Hô Chi Minh en octobre 1969.
Les seuls détails connus sont ceux que donne le Livre
noir. Pol Pot y soutient qu'il avait été convoqué
au nord (à Hanoi) pour s'entendre ordonner de cesser les
combats. Cela paraît douteux, mais son récit
suggère que cette fois il a été plus direct
avec les Vietnamiens qu'en 1965, et que certaines de ses revendications,
concernant peut-être une aide militaire accrue, ou une plus
grande autonomie, ont irrité ses camarades de Hanoi. Si tel
a été le cas, les Vietnamiens ont selon toute probabilité
rejeté ces requêtes, bien que leur incapacité
à imaginer une alternative à Sihanouk, dont la position
était devenue désespérée, les contraignît
à rester alliés avec l'indocile parti de Sar. Le Livre
noir affirme qu'au Cambodge les Vietnamiens " trouvaient refuge
dans des zones contrôlées par le Parti communiste du
Kampuchéa ", à l'inverse de ce que Sar et Ieng
Sary avaient fait en 1963 ; cela impliquait que les Vietnamiens
avaient davantage besoin de la protection des Cambodgiens que ces
derniers n'avaient besoin du soutien de Hanoi. En 1978, cette attitude
était courante chez les adeptes du parti, mais à l'époque
de la visite de Sar à Hanoi, elle ne fut pas exprimée.
Si Sar a réellement présenté de telles revendications
en 1969, même en se laissant emporter par ses émotions,
elles ont certainement suscité la réaction hostile
dont il fait état dans le Livre noir. Et s'il
les avait présentées dans le cadre d'une politique
cohérente et indépendante, les Vietnamiens lui auraient
retiré son poste de secrétaire du parti. Selon toute
probabilité, même une demande d'aide présentée
avec humilité aurait été immédiatement
rejetée. Autrement dit, bien que cet exposé exprime
sans doute fidèlement l'état d'esprit de Sar en 1978,
et peut-être la rage qu'il éprouvait en 19691970, son
comportement et ses déclarations antérieurs à
1972 ne peuvent être qualifiés d'indépendants,
ni d'antivietnamiens. En fait, si les relations entre le Cambodge
et le Viêt-nam avaient été aussi mauvaises que
le laisse entendre le Livre noir, il est douteux que
Saloth Sar aurait pris le risque de se rendre à Hanoi, et
encore plus improbable qu'il y serait resté plusieurs mois.
Ce qui a probablement choqué Sar au cours de cette visite,
c'est que les Vietnamiens, qui avaient d'autres préoccupations,
étaient une fois de plus restés indifférents
à l'importance et au caractère unique de la révolution
cambodgienne, ainsi qu'aux souffrances de ses partisans...............
Sur ces entrefaites, la situation évoluait rapidement à
Phnom Penh. En janvier 1970, Sihanouk se rendit comme de coutume
en France pour sa "cure de repos" annuelle, sans savoir
qu'il partait pour un exil qui allait durer plusieurs années.
Peu auparavant, il avait été ébranlé
par plusieurs affrontements avec une Assemblée nationale
hostile. En partie pour réaffirmer son autorité et
en partie parce qu'il avait réellement peur des incursions
vietnamiennes, il demanda à Lon Nol d'intensifier les opérations
contre les forces communistes. Pendant que le prince était
en Europe, les lignes de ravitaillement des forces vietnamiennes
au Cambodge furent coupées, tandis que des émeutes
inspirées par le gouvernement endommageaient les missions
diplomatiques du Viêt-nam communiste à Phnom Penh.
Le 19 mars 1970, Sihanouk fut déchu de ses fonctions de chef
de l'Êtat par l'Assemblée nationale. Le coup d'État
se fit sans effusion de sang; peu après, toutefois, des manifestations
en faveur de Sihanouk furent brutalement réprimées
dans plusieurs provinces. Deux jours avant le coup de force, Lon
Nol avait ordonné à toutes les forces vietnamiennes
de quitter le Cambodge dans les quarante-huit heures. Cet "ordre"
téméraire, qui resta bien entendu sans effet, reflétait
une hostilité populaire généralisée
à l'égard des Vietnamiens. Lorsque le prince fut déchu,
il se trouvait encore à Moscou. Hésitant entre la
rage et la stupéfaction, il n'en continua pas moins son voyage
comme prévu ; l'étape suivante était Pékin.
Il semble que Saloth Sar et ses protecteurs aient été
pris au dépourvu par le coup d'État, bien que
le Livre noir affirme que Sar l'avait prévu
depuis six mois. S'il en était réellement ainsi, son
absence du Cambodge durant cette période serait difficilement
explicable. Toujours selon le Livre noir, au début
de 1970, Sar se serait rendu de Hanoi à Pékin "pour
des discussions" ; il se serait donc trouvé dans la
capitale chinoise lorsque Sihanouk y arriva le 19 mars. Il est probable
que Sar est venu de Hanoi en compagnie du chef du gouvernement vietnamien
Pham Van Dong, qui avait été convoqué d'urgence
par les Chinois, et qu'il est arrivé à Pékin
deux jours après Sihanouk.
Le Livre noir soutien que Saloth Sar réussit
à convaincre le Premier chinois Zhou Enlai que Sihanouk devait
adopter une position offensive à l'égard de Lon Nol,
et par conséquent envers les États-Unis, en revenant
à la politique anti-américaine qu'il avait abandonnée
un an auparavant. Selon d'autres sources, c'est Pham Van Dong qui
aurait encouragé le prince à résister, en lui
promettant de le remettre au pouvoir "en l'espace de quarante-huit
heures". La suggestion qui aurait été faite par
Sar à Zhou est donc identique au conseil donné par
Pham Van Dong à Sihanouk. Pour ne pas irriter ce dernier
et pour protéger l'avenir du communisme cambodgien, les Chinois
et les Vietnamiens cachèrent la présence de Saloth
Sar à Pékin au prince, qui n'apprit que Sar dirigeait
le parti que plusieurs années plus tard.
Le discours anti-vietnamien du Livre noir ne parvient
pas à cacher un fait dont Saloth Sar s'était certainement
félicité en avril 1970: ses forces avaient conclu
une véritable alliance militaire avec les Vietnamiens.
L'objectif de cette alliance entre deux pays aux moyens tellement
disproportionnés était de chasser Lon Nol du pouvoir.
Les espoirs des Khmers rouges ne se heurtaient plus aux exigences
de l'accord secret et "non violent" conclu entre les Vietnamiens
et Sihanouk. Cette alliance était maintenant devenue officielle,
belliqueuse, et avait été remaniée pour inclure
le Parti communiste cambodgien. Les communîstes pouvaient
renforcer leurs rangs en proclamant leur loyauté envers Sihanouk,
tandis que les Vietnamiens leur fournissaient des armes et entraînaient
leurs hommes. Peu après le coup d'État, plusieurs
centaines de Khmers bien entraînés quittèrent
le Viêt-nam du Nord pour participer à la lutte de leur
pays.
Saloth Sar savait que l'armée de Lon Nol ne pourrait tenir
tête aux Vietnamiens. Il se doutait également (même
s'il n'en avait pas été informé) que les Vietnamiens
n'avaient aucunement l'intention de redonner à Sihanouk un
pouvoir réel lorsque la guerre serait terminée. En
attendant, Sar estimait toutefois que la présence de Sihanouk
à la tête d'un front uni et anti-américain assurerait
aux communistes un soutien international. La paralysante contradiction
entre l'alliance avec le Viêt-nam et la lutte contre le "
féodalisme " au Cambodge avait disparu. Pendant leurs
années de clandestinité, Sar et ses camarades s'étaient
nourris d'espoir. Pour la première fois depuis son retour
au Cambodge en 1953, il pouvait sérieusement envisager de
prendre le pouvoir. Lorsqu'il quitta Hanoi pour regagner le Cambodge,
cette pensée devait l'emplir de joie. Après sept années
dans le désert, Saloth Sar se retrouvait sur le sentier de
la révolution.
CHAPITRE SIX
LA PRISE DU POUVOIR, 1970-1976
La décision de constituer un front d'union nationale avec
Sihanouk à la tête de l'État a eu deux conséquences
sur la carrière de Saloth Sar. En premier lieu, après
avoir mené pendant sept ans une existence de fugitif, il
est devenu, à l'âge de quarante-deux ans, le chef militaire
de la composante communiste cambodgienne d'une alliance populaire.
Ensuite, le mouvement qu'il dirigeait bénéficiait
maintenant d'un important soutien militaire vietnamien. La combinaison
de ces deux facteurs lui permettait de renforcer le PCK, tandis
que ses forces pouvaient s'entraîner à l'abri du bouclier
que constituaient les Vietnamiens, endurcis au combat.
Saloth Sar ne sortit pas pour autant de la clandestinité;
plus d'un an devait s'écouler avant que l'on apprenne qu'il
était un des dirigeants du Front uni national de Sihanouk.
Le responsable du parti pour l'ensemble du territoire cambodgien
était l'un des "Trois fantômes", Khieu Samphan,
qui soutenait ostensiblement Sihanouk. De leur côté,
les communistes vietnamiens affichaient leur alliance avec le prince,
tout en passant sous silence leurs liens avec les communistes cambodgiens
ainsi que la présence de forces vietnamiennes en territoire
cambodgien.
Le modèle de ces arrangements déroutants - Elizabeth
Becker les a fort justement qualifiés de " salle des
miroirs " - était le Front national de libération
du Viêt nam du Sud, dont le programme socialiste et les liens
avec le Viêt-nam du Nord étaient cachés à
l'opinion vietnamienne et même à certains membres actifs
du FNL lui même. Sihanouk, toujours bien en sécurité
à Pékin, où il vivait entouré de courtisans
et de parasites, n'était depuis le départ qu'un symbole,
bien qu'il affirmât vigoureusement (et fût sans doute
convaincu) que la majorité des Khmers l'aimaient et qu'il
jouerait un rôle important lorsque la guerre serait terminée.
Ses protecteurs chinois, notamment Zhou Enlai, lui accordaient un
soutien enthousiaste, et les publications du Front uni national,
imprimées en Chine aux frais de Pékin, donnaient l'impression
que les unités de guérilla du Cambodge se battaient
pour lui.
Selon les estimations des services de renseignements américains,
à l'époque du coup d'Etat, les Khmers rouges avaient
moins de trois mille hommes et femmes sous les armes. Peu
de ces guérilleros avaient subi un entraînement militaire
sérieux, et ils étaient rarement regroupés
en unités plus importantes que la section. Leur connaissance
du marxisme-léninisme était superficielle, et les
aspects internationaux du mouvement échappaient à
la plupart d'entre eux. Au début de 1970, ils étaient
éparpillés en petites bandes dans les régions
frontalières boisées des provinces de Kompong Speu,
Kampot, Battambang, Kratié, et dans le nord-est du Cambodge.
LE RETOUR DE SALOTH SAR
Pendant que "Frère numéro Un" était
au Viêt-nam et en Chine en 1969-1970, Nuon Chea l'avait remplacé
au QG du parti, dans le nord-est du pays. Ieng Sary était
responsable de la base secondaire du Ratanakiri. Peu après
le coup d'État, et avant le retour de Saloth Sar, des officiers
vietnamiens étaient venus au camp de Sary pour demander l'assistance
des Khmers. Citons la confession de Kheang Sim Hon : "Ils ont
demandé du soutien pour leurs combattants, de l'aide pour
leurs cadres à tous les niveaux, et notre aide pour construire
un hôpital. [Ieng Sary] a essayé de rejeter ces requêtes,
mais cela n'a pas marché; un commandant divisionnaire vietnamien,
qui affirmait être en relation permanente avec Saloth Sar,
a passé la nuit à la base, et ne voulait pas partir."
Après avoir accédé aux exigences des Vietnamiens,
les Khmers leur ont permis d'entraîner leurs soldats.
Dans d'autres régions, les Vietnamiens ont pris moins de
gants. Sans même consulter les communistes locaux, ils mobilisaient
des villages cambodgiens entiers pour "se battre pour Sihanouk
", et leurs officiers encadraient les jeunes recrues. Ils voulaient
profiter de la popularité de Sihanouk, et du fait que la
population était sous le choc du coup d'État pour
améliorer la sécurité de leurs bases et lignes
de ravitaillement au Cambodge. Durant ce premier stade de la résistance,
comme l'écrit Ben Kiernan, "l'administration révolutionnaire
était pour l'essentiel une création des communistes
vietnamiens et des Khmers coopérant... avec eux ".
Pendant ce temps, selon le Livre noir, Saloth Sar
et ses camarades, qui, au retour de Pékin firent escale à
Hanoi avant de regagner le Cambodge, furent chaleureusement accueillis
par les Vietnamiens. Pol Pot écrit qu'à l'occasion
d'un banquet à Hanoi, "la délégation cambodgienne
a été couverte d'éloges du début à
la fin... Les Vietnamiens avaient au plus haut point besoin de l'amitié
et de l'aide des Cambodgiens". L'opposé est certainement
plus proche de la vérité. Pol Pot l'a pratiquement
reconnu en écrivant que les Vietnamiens lui avaient proposé
la constitution d'unités de combat mixtes, cinq mille fusils
et des efforts de propagande au niveau international. Il ne pouvait
se permettre de rejeter de telles propositions. Cela ne l'empêche
pas d'écrire en 1978 qu'il avait refusé de devenir
un des Vietnamiens, et qu'il avait adopté à leur égard
une position très ferme. " La préoccupation majeure
des responsables du Viêt-nam, écrit-il, en laissant
libre cours à son imagination, n'était pas le problème
de la libération du Viêt-nam du Sud. A leurs yeux,
le problème du Cambodge était bien plus important".
En avril 1970, Sar quitta Hanoi pour le Cambodge, en suivant la
piste Hô Chi Minh. Le voyage dura environ six semaines. En
traversant le Viêt-nam du Nord, le Laos et le nord-est du
Cambodge, Sar fut certainement impressionné par ce qu'il
vit. Des milliers de camions roulaient vers le sud, chargés
d'armes, de munitions et de fournitures destinées aux forces
communistes vietnamiennes. Des aires de repos étaient installées
à intervalles réguliers. Parfois, Sar et ses camarades
faisaient un bout de chemin à bord d'un camion. Parfois,
ils marchaient à un rythme soutenu dans la jungle qui les
cachait à l'aviation américaine, ou luttaient contre
des crises de paludisme. Chhim Samauk écrit qu'ils avaient
campé en "plus de vingt endroits", et avaient à
l'occasion réquisitionné des éléphants
pour les transporter. Ce fut certainement pour Saloth Sar un voyage
passionnant et instructif. Il atteignit la frontière séparant
le Laos du Cambodge à la fin du mois de mai. Selon Chhim
Samauk, Sar fut malade à deux reprises pendant ce voyage:
une crise de paludisme et un empoisonnement accidentel parce qu'il
avait mangé des " champignons-paons " vénéneux
(psut kngaouk) dans une soupe. A la frontière, Sar salua
officiellement les volontaires cambodgiens qui avaient suivi la
piste avant lui, puis il gagna en leur compagnie le QG du parti,
dans le Nord Est.
A en croire le Livre noir, Saloth Sar passa ses premiers
jours au Cambodge à repousser les demandes de coopération
présentées par les Vietnamiens. Les affirmations vietnamiennes
selon lesquelles Ieng Sary avait accepté ces requêtes
(confirmées par la confession de Kheang Sim Hon) sont taxées
de "mensonges" dans le Livre noir. Le poids
des faits autorise à croire que Sar a accepté l'aide
proposée par les responsables vietnamiens, notamment la constitution
d'unités mixtes, et qu'il a approuvé la décision,
prise antérieurement par Ieng Sary, d'accepter l'assistance
vietnamienne. A ce stade de la révolution cambodgienne, Sar
n'avait pas d'autre choix. Peu après son arrivée au
Bureau 102, Sar envoya Ieng Sary à Hanoi(150), en qualité
d'officier de liaison du parti; après avoir suivi la piste
Hô Chi Minh, Sary y retrouva Keo Meas, chargé d'une
mission analogue depuis 1969. Cet événement, confirmé
par de nombreuses sources, atteste que les Khmers rouges poursuivaient
leur coopération - tactique et secrète - avec le Viêt-nam
du Nord.
Peu après l'éviction de Sihanouk, alors que Saloth
Sar était à Pékin, des émeutes pro-Sihanouk,
organisées et attisées par des communistes cambodgiens
et des cadres vietnamiens, avaient éclaté dans plusieurs
villes de province. Ces manifestations révélaient
le choc bien réel que de nombreux Khmers avaient éprouvé
en se voyant privés du seul leader politique qu'ils eussent
jamais connu. Elles avaient été brutalement réprimées
par l'armée et la police de Lon Nol. Jusqu'à la fin
de la guerre, il n'y eut pas d'autres manifestations en faveur du
prince. Suite à ces émeutes, des centaines de jeunes
Khmers prirent toutefois le maquis afin de "se battre pour
Sihanouk". La plupart se retrouvèrent dans des unités
placées sous commandement mixte khméro-vietnamien.
L'irruption de forces américaines et sud-vietnamiennes au
Cambodge en avril-mai 1970 attira l'attention des téléspectateurs
américains sur ce qui se passait dans ce pays, et suscita
aux États-Unis une vague d'opposition à la guerre,
ce qui incita les communistes cambodgiens à intensifier leur
propagande anti-américaine. Le fait que le régime
de Lon Nol dépendait des Américains pour l'équipement
de son armée et pour un soutien politique faisait le jeu
des communistes. Nombre de non-communistes, en particulier dans
les villes, jugeaient en revanche que l'origine du conflit était
l'invasion (qui avait commencé bien plus tôt) du pays
par les Nord-Vietnamiens. Des milliers de jeunes hommes s'engagèrent
volontairement dans les forces de Lon Nol, espérant naïvement
libérer leur pays en l'espace de quelques semaines. Des centaines
d'entre eux furent tués ou blessés. En octobre 1970,
Lon Nol donna au pays le nouveau nom de République khmère,
mettant ainsi fin à quelque vingt siècles de monarchie.
Les combats entre forces gouvernementales et partisans communistes
devaient encore se poursuivre pendant quatre ans et demi.
Dans ce contexte, les Khmers rouges rapprochèrent leur QG
du QG vietnamien, situé aux environs de Phnom Santuk, à
la limite des provinces de Kratié et de Kompong Thom. Peu
après, Saloth Sar convoqua des cadres de différentes
régions pour une session d'études coïncidant
avec le dix-neuvième anniversaire du parti. Étaient
à l'ordre du jour le rôle précis que devaient
jouer les cadres, ainsi que l'alliance entre le parti et le Nord-Viêt-nam.
Un document intercepté à Kratié, et émanant
probablement de cette réunion, consistait en notes sur des
sujets tels que "l'éthique révolutionnaire",
"les stratégies à court terme", et "la
solidarité avec le Viêt-nam". Sous le titre "Structure
de la Révolution", le document donne ces explications
d'une clarté toute relative: "Les révolutionnaires
sont au centre. Les organisations révolutionnaires soutiennent
les révolutionnaires. Et les masses entourent les organisations."
Ce passage signifie sans doute que l'appareil du parti - Saloth
Sar et ses proches collaborateurs - était caché, puissant
et bien protégé. Dans une autre section, intitulée
"Comportement du révolutionnaire", l'on peut lire
: "Un révolutionnaire doit être bon et compatissant
envers le peuple ; en parlant au peuple, un révolutionnaire
doit toujours se servir de mots gentils. Ces mots ne doivent pas
blesser ; ils doivent rendre l'orateur sympathique à ceux
qui l'écoutent ; ils doivent être polis en toutes circonstances
; ils doivent plaire à tous ; et doivent rendre les auditeurs
heureux." L'on est tenté de croire que ces formules
sont de Saloth Sar, tant elles correspondent à son style
oratoire.
Le mois suivant, toujours selon le Livre noir, Saloth
Sar et Nuon Chea furent convoqués par le haut commandement
vietnamien pour examiner "la question du renforcement de la
solidarité et de la coopération ". Ces discussions,
qui se résumèrent selon cette source à la présentation
d'exigences vietnamiennes, durèrent une semaine entière.
A en croire le Livre noir, les deux Cambodgiens rejetèrent
fièrement toute nouvelle aide vietnamienne.
Une fois de plus, le Livre noir inverse la situation.
En 1970, les Vietnamiens ont au contraire accru leur soutien aux
communistes cambodgiens et ont joué un rôle capital
dans l'élimination de l'armée de Lon Nol. En dépit
de l'image déformée des événements que
nous présente le Livre noir, il est évident
que, dès le milieu de 1971, sinon plus tôt, les Khmers
rouges ne toléraient plus les conseils des Vietnamiens ni
leur propre dépendance. Leur position leur interdisait toutefois
d'exprimer ces sentiments. Il y avait sans doute des heurts occasionnels
et non prémédités entre forces communistes
cambodgiennes et vietnamiennes, mais les Khmers rouges continuaient
à avoir besoin de l'aide militaire et de l'assistance technique
du Viêt-nam ; sans oublier que les forces vietnamiennes étaient
bien plus puissantes que les unités de guérilla des
Khmers rouges, et qu'elles n'étaient nullement pressées
de s'en aller.
LA "RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE
NATIONALE"
En 1971-1972, les combats contre l'armée de Lon Nol étaient
surtout menés par des forces vietnamiennes ou des unités
cambodgiennes placées sous commandement vietnamien. Cela
permit aux forces communistes cambodgiennes de se renforcer, de
mieux s'organiser et de devenir plus efficaces. En juillet 1971,
une "session d'études du Parti pour le pays entier"
réunit une soixantaine de cadres dans "la forêt
de la zone nord". Saloth Sar présidait la réunion,
au cours de laquelle fut élu un comité central élargi.
Il fut également proclamé que le Parti communiste
du Kampuchéa entrait dans une nouvelle phase de son histoire
: la "Révolution démocratique nationale"
destinée à renverser le féodalisme et l'impérialism...
La réunion permit également aux dirigeants khmers
rouges de démontrer qu'ils contrôlaient fermement le
parti et la résistance. Quelques mois plus tard, certaines
décisions prises à cette occasion furent analysées
dans la revue théorique du parti. Ce texte alambiqué
examine l'histoire de la "construction du parti" depuis
1963, année où Saloth Sar était devenu secrétaire
du comité central. Sans mentionner le Viêt-nam, il
fait observer que la révolution doit "être appropriée
à notre pays", et que les dirigeants du parti, dont
les noms ne sont pas davantage mentionnés, doivent contrôler
"tous les aspects de la révolution". Certains délégués
ont affirmé par la suite que les allocutions prononcées
lors de cette session préconisaient une collectivisation
rapide et critiquaient les Vietnamiens. Des réfugiés
fuyant le sud-ouest du Cambodge en 1972-1974 pour gagner le Sud-Viêt-nam
ont signalé qu'à partir de fin 1971 les cadres actifs
au Cambodge mettaient davantage l'accent sur l'"autosuffisance"
et sur "le Cambodge aux Cambodgiens"........
A partir de 1971, les documents du parti insistent plus que jamais
sur l'analyse de classe de la société cambodgienne.
Les cadres devaient être issus de la classe paysanne pauvre
ou "moyenne inférieure", ou de la classe ouvrièr...
L'OFFENSIVE FINALE
Peu avant la fin de 1974, Chou Chet, secrétaire de la zone
sud-ouest, a rencontré Saloth Sar dans la province de Kompong
Chhnang, où celui-ci mettait la dernière main aux
plans de la troisième offensive, prévue pour 1975.
En 1977, Pol Pot a affirmé que le comité central avait
décidé de lancer cet assaut final lors de sa réunion
de juin 1974. "Nous avons osé monter cette offensive,
précise-t-il, parce que nous avions parfaitement compris
la situation de l'ennemi et la nôtre", à savoir
que le gouvernement de Lon Nol était moribond et que les
Américains étaient partis. Peu après la victoire,
Pol Pot a orgueilleusement proclamé que "dans le monde
entier, personne ne croyait en nous. Tous disaient qu'il n'était
pas facile d'attaquer Phnom Penh, qu'il n'était pas facile
d'attaquer l'impérialisme américain; [que nos] canons
n'avaient ni obus ni poudre, [que] nous connaissions des pénuries
de ce genre. Personne ne pensait que nous y arriverions".
L'assaut décisif était prévu pour la saison
sèche de 1975. A la fin de 1974, Sar passa en revue des unités
combattantes afin de "superviser les préparatifs et
le déploiement" avant l'offensive Sa stratégie
avait toujours consisté à isoler Phnom Penh avant
de porter le coup fatal. En 1975, les conditions étaient
favorables. Dès la fin de 1974, toutes les routes menant
à la capitale étaient coupées. Le 1er janvier
au petit matin, les Khmers rouges déclenchèrent un
barrage d'artillerie. Les forces républicaines postées
sur la rive est du Mékong ne tardèrent pas à
se replier sur Phnom Penh. Peu après, les rebelles mouillèrent
dans le Mékong des mines flottantes venant de Chine, qui
coulèrent plusieurs bâtiments républicains ;
le gouvernement finit par interdire la navigation fluviale. A ce
point, Saloth Sar assura à des unités du dombon 22
que "toutes les conditions étaient réunies pour
emporter une victoire totale sur l'ennemi".
A peu près au même moment, le comité central
décida des mesures qui seraient prises après la victoire.
La plus importante de celles-ci consistait à évacuer
Phnom Penh et toutes les villes contrôlées par le régime
républicain, en "ruralisant" leur population, soit
entre deux et trois millions de personnes. Dans les campagnes, elles
ne constitueraient plus une menace pour le parti et pourraient en
théorie se livrer à des tâches productives.
Cette dispersion des "ennemis" était dans son principe
d'une simplicité stupéfiante. Le comité central
résolut également d'abolir dans tout le pays la monnaie,
les marchés économiques et la propriété
privée. Les cadres ne furent informés de ces résolutions
qu'à la veille de l'assaut final.
En février et mars, des avions-cargos américains approvisionnèrent
la capitale en riz et en munitions; ensuite, l'aéroport fut
pris sous le feu de l'artillerie et attaqué à la roquette,
et le pont aérien fut interrompu. En dépit des manoeuvrés
du successeur de Nixon, Gerald Ford, le Congrès américain
refusa d'accorder une aide supplémentaire à la République
khmère. Une ultime tentative de rapprochement avec Sihanouk
échoua également. Début avril, un Lon Nol en
larmes prît la fuite, victime des événements
Quelques jours après, l'ambassadeur des États-Unis,
John Gunther Dean, le personnel de l'ambassade, et un certain nombre
de ressortissants étrangers - au total 276 personnes, dont
82 Américains - furent évacués par hélicoptère.
L'opération prit moins de deux heures. Aux yeux de Saloth
Sar et de ses partisans, cette évacuation ne représentait
pas le départ des derniers représentants officiels
américains, mais la défaite définitive de "la
plus importante et la plus maléfique puissance impérialiste
du monde", vaincue par les Khmers rouges. Qui plus était,
les hélicoptères avaient accompli cette mission deux
semaines avant que les communistes vietnamiens n'obtiennent le même
résultat à Saigon. Les dirigeants du Parti communiste
cambodgien attribuaient cette victoire à leur habileté,
à leur esprit de sacrifice et à leur force, en comptant
pour rien l'aide vietnamienne, la maladie terminale de la République
khmère, et la lassitude des Américains, qui en avaient
assez de la guerre
Le 17 avril, des soldats communistes cambodgiens lourdement armés,
silencieux, souvent d'une inquiétante jeunesse, firent leur
apparition dans les faubourgs de Phnom Penh, convergeant vers le
centre de la ville. Pour la foule qui s'était massée
dans les rues pour les accueillir, les Khmers rouges semblaient
venir d'une autre planète. De leur côté, les
soldats rebelles considéraient les citadins avec un mépris
souverain: c'était les "ennemis" (khmang) dont
on leur avait parlé, les " capitalistes " (nay
tun) qui refusaient de rejoindre la révolution. Moins de
vingt-quatre heures après, tous les habitants de Phnom Penh
reçurent l'ordre de quitter la ville.........
SALOTH SAR REVIENT À PHNOM
PENH
Saloth Sar fit son entrée à Phnom Penh le 2 avril,
dans le plus grand secret. Depuis douze ans, il se battait contre
cette ville et contre tout ce qu'elle représentait. La victoire
remportée le "glorieux 17 avril", expression que
les communistes ne tardèrent pas à mettre en honneur,
avait réduit à néant la domination de la capitale.
En faisant en voiture le tour de la ville - monceaux d'ordures fumantes,
voitures incendiées, magasins vides, maisons abandonnées,
rues désertes - Sar devait avoir du mal à contenir
son enthousiasme. Il avait terrassé l'impérialisme.
Il avait contraint les Américains à partir. Deux millions
d'ennemis de la révolution avaient été dispersés
dans les campagnes. Les "agents de la CIA" et les "marionnettes
des Américains" se cachant parmi eux avaient été
liquidés ou du moins réduits à l'impuissance.
Pour la première fois depuis plus de vingt ans, plus personne
ne menaçait Saloth Sar. Son parti était au pouvoir.
La victoire était la preuve du bien-fondé de la stratégie
et de la tactique adoptées par les communistes. Pourtant,
le secrétaire du parti restait sur ses gardes et continuait
à se cacher. Sar établit son QG provisoire à
la gare des chemins de fer et fit établir un périmètre
de sécurité autour de la ville désertée.
Il n'essaya pas, apparemment, de retrouver les traces de son frère
Loth Suong et de sa belle-soeur Chea Samy. Depuis 1960, ils ne signifiaient
plus rien pour lui, et des tâches autrement importantes l'attendaient.
Pour leur part, Suong et Samy ignoraient tout de la haute position
qu'il occupait. Il avait disparu de la ville en 1963 ; depuis, ils
étaient sans nouvelles de lui. Le 18 avril, ils étaient
partis pour l'exil, perdus dans l'immense foule des citadins. Le
frère aîné de Sàr, Saloth Chhay, les
accompagnait. Pendant plus d'un mois, ils marchèrent vers
l'est, puis vers le nord. Les conditions de vie étaient effrayantes;
comme des dizaines de milliers d'autres réfugiés,
Chhay devait mourir en chemin. Suong et Samy finirent par atteindre
leur province natale de Kompong Thom, où ils travaillèrent
dans les champs. En ne se faisant pas remarquer et en cachant soigneusement
leurs liens avec le palais, ils réussirent à survivre
Pour Saloth Sar, les mois d'avril et mai 1975 furent bien remplis:
innombrables problèmes à régler, dossiers qui
s'accumulaient, visites officielles à l'étranger,
ennuis de santé. L'exercice du pouvoir exige d'autres talents
que la prise du pouvoir, mais Saloth Sar restait convaincu que la
tactique des offensives éclairs et la volonté révolutionnaire
produiraient des résultats comparables en temps de paix.
Créer une nation à partir du néant, c'était
un peu se sentir tel un dieu. Sar devait sourire parfois, en levant
la tête de ses dossiers. Ses responsabilités n'en étaient
pas moins écrasantes. "La journée entière
était consacrée au travail", se souvient Chhim
Samauk. "Parfois, on n'en venait pas à bout. Il se poursuivait
très tard, généralement jusqu'à onze
heures ou minuit, parfois jusqu'à une heure du matin. "Les
communications étaient rudimentaires, l'approvisionnement
précaire. Selon Chou Chet," il y avait des mouches partout;
personne ne savait d'où venait l'eau que nous buvions".
Les ressources, les priorités, les tâches et les personnes
qui en seraient chargées: tout restait à décider.
Saloth Sar et ses collaborateurs continuaient à craindre
les ennemis de toute sorte. Il leur était impossible de ne
pas se méfier du "nouveau peuple", des étrangers,
de quiconque n'était pas membre du parti. Pour ne pas perdre
l'élan, il fallait mener une révolution permanente.
Il n'y avait pas de temps à perdre, pas de temps pour créer
un consensus ; en qui avoir confiance ? Il fallait faire table rase
du passé. En mai 1975, à Battambang, plus de cent
officiers de l'armée républicaine reçurent
l'ordre de se préparer au retour de Sihanouk. On les fit
monter dans des camions qui les amenèrent en rase campagne,
où ils furent passés par les armes. De nombreux fonctionnaires
de la République khmère, et même de simples
soldats, connurent le même sort. Dans toutes les régions,
notamment à l'est du pays, des milliers d'ex-fonctionnaires
et officiers passèrent plus d'une année en prison.
Les dirigeants communistes avaient également d'autres préoccupations.
L'armée des Khmers rouges, par exemple, restait divisée
en groupes régionaux, sans commandement centralisé.
Un autre problème était l'incertitude concernant les
intentions des Vietnamiens et des Thaïs Il fallait aussi contrôler
et réinstaller plus de deux millions de membres du "nouveau
peuple". Une confusion totale régnait dans de nombreuses
régions rurales, au moment même où le repiquage
du riz aurait dû commencer. Dans ce contexte, il est presque
surprenant que le nouveau régime ait réussi à survivre.......
En mai 1975, à l'époque de l'incident du Mayaguez
(un cargo américain, arraisonné par les autorités
cambodgiennes dans les eaux côtières, n'avait été
autorisé à repartir qu'après des bombardements
d'installations portuaires cambodgiennes par l'aviation américaine),
Sar, "exténué, souffrait de maux de tête
et de douleurs dans les oreilles, les bras et les jambes ; il ne
pouvait rien manger". Sa maladie dura "trois à
quatre jours", jusqu'à la fin de la crise du Mayaguez
Peu après, Saloth Sar souhaitait la bienvenue à plusieurs
centaines de techniciens chinois venus travailler au Cambodge pour
soutenir son régime. En tout, le pays devait en accueillir
plus de quatre mille, mais leur présence ne fut jamais officiellement
reconnue. Sar fit également un voyage de "cinq ou six
jours" à Hanoi; il était accompagné par
Nuon Chea. Les discussions portèrent probablement sur des
questions relatives au parti, ainsi que sur les frontières,
les relations économiques, un traité d'amitié,
et le retrait des forces vietnamiennes encore présentes au
Cambodge. Chhim Samauk était également du voyage.
Sar regagna Phnom Penh, mais repartit presque aussitôt pour
Pékin, où il fut photographié avec Mao Zedong,
et se vit promettre plus d'un milliard de dollars d'aide économique
et militaire. A l'époque, ni ces visites ni l'aide accordée
par la Chine ne furent portées à la connaissance de
l'opinion. De Chine, Sar fit un bref voyage en Corée du Nord,
où il reçut des promesses d'aide militaire. A son
retour à Pékin, il suivit un traitement médical
Jusqu'à la fin de 1975, Sihanouk resta symboliquement le
chef de l'État, mais les dirigeants du parti, qui avaient
toujours éprouvé la plus vive méfiance à
son égard, ne firent rien pour faciliter son retour. Sous
la pression des Chinois qui tenaient à ce que le prince fût
traité équitablement, ils l'autorisèrent finalement
à regagner son pays en septembre 1975. Pendant quelque temps,
Sihanouk accomplit assidûment les tâches protocolaires
qui lui étaient assignées. Une semaine après
son retour, les Vietnamiens rouvrirent leur ambassade à Phnom
Penh. Le nouvel ambassadeur - sans doute pensaient-ils que c'était
une heureuse inspiration - était Pham Van Ba, l'homme qui
avait fait entrer Saloth Sar au Parti communiste indochinois vingt-deux
ans auparavant. L'on ignore la réaction de Pol Pot à
cette soudaine réapparition de son exsupérieur ...
LA CRISE DE SEPTEMBRE-OCTOBRE 1976
Le mois de septembre 1976 est marqué par la mort de Mao Zedong.
Les funérailles officielles eurent lieu à Pékin
le 18. Dans son vibrant hommage au défunt, Pol Pot déclara
pour la première fois en public que le Cambodge était
dirigé par une organisation "marxiste--léniniste",
ajoutant que les écrits théoriques de Mao étaient
riches en enseignements. C'est la seule et unique occasion au cours
de laquelle Pol Pot a reconnu qu'il avait étudié la
littérature communiste.
Deux jours plus tard, le secrétaire du parti pour la zone
nord-est, Ney Saran (Ya), est accusé de trahison et arrêté.
Un autre pilier du parti, Keo Meas, est arrêté le 25
septembre. Entre-temps, Pol Pot a annoncé qu'il démissionnait
du poste de Premier ministre pour raisons de santé. Il est
remplacé par Nuon Chea. En octobre, Pol Pot reprend le travail;
Nuon Chea n'est pas inquiété. Tout porte donc à
croire que le départ temporaire de Pol Pot était réellement
dû à des raisons de santé; peut-être y
avait-il aussi un rapport obscur avec la crise de succession en
Chine. Il est cependant plus probable que sa démission avait
pour objet de semer la confusion et d'encourager ses ennemis à
se montrer à découvert, pour mieux les écraser.
Le fait que cette démission avait été annoncée
par radio Phnom Penh, dont les émissions étaient suivies
à l'étranger, suggère qu'il voulait également
semer la confusion chez les observateurs d'autres pays........
LES PURGES DE 1975-1977
La plus riche source de documentation pour l'étude du Kampuchéa
démocratique, et en même temps son legs le plus sinistre,
se trouve dans les archives du centre d'interrogatoires de Tuol
SIeng, dit S-21, comprenant quelque quatre mille confessions extorquées
de 1975 à 1979. Le centre occupait les locaux d'un ancien
collège du quartier sud de Phnom Penh. L'on estime qu'entre
fin 1975 et début 1979 plus de 20 000 hommes, femmes et enfants
ont été incarcérés au S-21. A quelques
rares exceptions près, tous y ont été interrogés,
torturés puis tués. En 1975, le nombre de prisonniers
enregistrés ne dépassait pas 200. En 1976, il y en
avait dix fois plus (2 250), et en 1977, pas moins de 6 000. Bien
que les dossiers concernant 1978 soient incomplets, il est probable
que près de 10 000 personnes ont été incarcérées
cette année-là. Pas plus d'une demi-douzaine en sont
ressortis vivants ; pour une raison inconnue, l'alternative emprisonnement
ou "rééducation", couramment utilisée
en Chine et au Viêt-nam communiste, n'a jamais été
sérieusement envisagée au Kampuchéa démocratique.
Les quatre mille confessions retrouvées au S-21 ne sont évidemment
pas d'une lecture très réjouissante. Certaines ne
font que trois ou quatre pages. D'autres sont de véritables
dossiers de plusieurs centaines de pages. Invariablement, elles
reconnaissent des crimes contre le parti, souvent sous la forme
d'une appartenance à des services de renseignements étrangers.
Ces confessions s'inspirent du précédent soviétique
des purges et procès staliniens des années trente,
et des procès truqués de cadres communistes en Europe
de l'Est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Jugeant sans
doute que les purges des années trente avaient permis à
Staline d'assurer son emprise sur le parti, les dirigeants communistes
cambodgiens ont utilisé les mêmes méthodes pour
se maintenir au pouvoir
L'historien qui examine ces archives se heurte à plusieurs
obstacles. Le premier est sa réaction émotionnelle
face à tant de douleur, à tant de cruauté,
à la destruction de tant de vies innocentes. Un autre problème,
moins important, est qu'en 1991 à peine dix pour cent des
dossiers - la plupart concernant des personnalités importantes
du Kampuchéa démocratique - avaient été
lus et analysés par des chercheurs. Les confessions de plus
de 3500 victimes "mineures", dont beaucoup contiennent
probablement d'importants détails historiques, restent à
étudier.
Un troisième problème est relatif à l'utilisation
en tant que sources historiques de ces aveux obtenus par la torture.
Un grand nombre d'entre eux révèlent apparemment un
dévouement sincère à la cause du Parti communiste
du Kampuchéa. Certaines des victimes (mais nous ignorons
lesquelles) étaient innocentes de toute action contraire
aux intérêts du parti, tandis que d'autres étaient
peut-être coupables de déloyauté, connaissaient
des personnes qui l'étaient, ou du moins des personnes qui
en étaient accusées. En tant qu'autobiographiques,
nombre de ces documents ne sont pas dignes de foi, bien que les
données personnelles relatives à la période
prérévolutionnaire soient sans doute assez exactes.
Les prisonniers étant contraints de reconnaître une
culpabilité absolue, ces textes ne permettent guère
de déterminer les menées subversives de telle ou telle
personne, encore qu'il soit probable que les confessions les plus
longues soient celles des personnes soupçonnées, à
tort ou à raison, des crimes les plus graves. Ces documents
témoignent en revanche, et c'est là que réside
leur principal intérêt, des phobies du parti. Dans
leur ensemble, ils constituent un triste et déprimant témoignage
de la méfiance et de la brutalité des Khmers rouges.
Ce que le parti jugeait déloyal ou dangereux pour lui changeait
constamment. Ses ennemis, comme tous les contre-révolutionnaires,
étaient des cibles mouvantes....
L'arrestation de Chakrei incita Deuch à rédiger à
l'intention d'un "respecté Frère aimé"
(probablement Son Sen) des mémorandums dans lesquels il soulignait
la participation des communistes vietnamiens et de la CIA à
des conspirations contre le parti. Cette collusion devint le leitmotiv
des confessions en 1977 et 1978. Les cadres de la zone est devinrent
tout particulièrement suspects car comme l'a suggéré
Stephen Heder - ces cadres, sous la direction du secrétaire
local du parti, Sao Phim, étaient partisans d'une attitude
défensive contre le Viêt-nam plus énergique
que ne le souhaitaient les dirigeants du parti. Pol Pot et ses collègues
continuaient à espérer que le Viêtnam finirait
par s'effondrer de lui-même......
LES VIEUX AMIS AUSSI
En septembre 1976, lorsque Ney Saran et Keo Meas furent incarcérés
à Tuol Sleng, la procédure n'était pas encore
au point, et il semblait probable qu'ils finiraient par être
relâchés. Tous deux étaient, après tout,
de vieux amis de Frère numéro Un; ils connaissaient
le chef du parti depuis le début des années cinquante.
Leurs confessions trahissent leur stupéfaction d'avoir été
arrêtés, leur angoisse, et, dans le cas de Keo Meas,
une réelle affection pour Pol Pot.
Keo Meas avait milité à Phnom Penh au cours des années
cinquante. Il avait ensuite été affecté quelque
temps au Bureau 100 et avait accompagné Saloth Sar (qui utilisait
alors le nom de code de "Pouk") au Viêt-nam et en
Chine en 1965-1966. En 1968, Meas était retourné au
Viêt-nam en qualité d'officier de liaison. Il avait
été le collaborateur de Khieu Thirith à Hanoi,
et de Ieng Sary à Pékin...
POL POT ET LES "MICROBES"
A la fin de décembre 1976, tandis que les dossiers s'accumulaient
au S-21, Pol Pot convoqua les cadres supérieurs du parti
pour une session d'études. L'allocution qu'il prononça
à cette occasion trahissait son amertume et sa déception
; elle était emplie de références aux "ennemis"
et aux "traitres", ce qui annonçait les purges
de 1977. L'optimisme triomphal de ses discours antérieurs
avait cédé la place à un ton lourd de menaces.
Il parlait notamment de la "maladie du Parti" : "Nous
ne parvenons pas à la localiser précisément.
La maladie doit se révéler au grand jour pour que
l'on puisse l'examiner. La vigueur de la révolution du peuple
et la vigueur de la révolution démocratique ayant
été insuffisantes..., nous cherchons sans succès
les microbes (merok) au sein du Parti. Ils sont bien cachés.
Mais au fur et à mesure que notre révolution socialiste
progresse, s'infiltrant dans tous les recoins du Parti, de l'armée
et du peuple, nous pouvons localiser les mauvais microbes. Ils seront
expulsés par la... révolution socialiste... Si nous
tardons davantage, les microbes pourront faire beaucoup de dégâts".
Le danger, poursuivait Pol Pot, résidait dans des contradictions
internes du parti: contradictions entre collectivisme et individualisme,
entre la direction du parti et quiconque s'opposait à elle.
Pol Pot émettait cette mise en garde : "Si nous essayons
de les enterrer, elles nous pourriront de l'intérieur."
Les individus dangereux pourraient être "cautérisés"
et extirpés de la communauté politique grâce
à l'"ardeur de la révolution", à
une vigilance de tous les instants et à la lutte des classes
permanente, si les dirigeants du parti scrutaient l'histoire personnelle
de chacun, et gardaient le contrôle des "offensives".
Mais comment, même avec une telle documentation, identifier
les "ennemis" ? Sur ce point, Pol Pot se montrait assez
pessimiste : "Existe-t-il encore des éléments
secrets, perfides, cachés au sein du Parti, ou ont-ils disparu
? Selon nos observations au cours des dix années écoulées
[nos italiques], il est évident qu'ils n'ont absolument pas
disparu. Il en est ainsi parce qu'ils ne cessent de s'infiltrer
dans le Parti. Certains sont totalement engagés ; d'autres
sont d'une loyauté plus incertaine. Il est facile aux ennemis
de s'infiltrer. Ils sont toujours là, peut-être seulement
une personne, ou deux. Mais ils sont toujours là. "
Pol Pot ne précisa pas comment il comptait agir sur la base
de ses "observations", mais ceux qu'il regardait tout
en parlant devaient se sentir mal à l'aise. La crise, expliqua-t-il,
exigeait plus que jamais de travailler en secret. Dans ce contexte,
Pol Pot justifiait sa décision de ne pas annoncer officiellement
l'existence du parti: "A l'intérieur du pays, la situation
a suffisamment évolué pour que le Parti travaille
à visage découvert... Des partis amis ont demandé
à notre Parti de se montrer au grand jour... Les ennemis
veulent eux aussi que nous nous montrions, afin de pouvoir nous
observer clairement pour mieux réaliser leurs objectifs à
long terme. L'émergence du Parti pose le problème
de la protection de ses dirigeants. En septembre et octobre [1976],
nous avions envisagé de nous faire connaître, mais
depuis, des documents ont révélé que des ennemis
ont essayé de nous écraser... Si le Parti se montrait
au grand jour, de nouvelles contradictions surgiraient entre certaines
personnes".
Pol Pot pensait-il qu'une partie de ces "ennemis" ou "certaines
personnes" l'écoutaient ? Il n'était en tout
état de cause pas pressé de les identifier ni de préciser
leurs crimes. Savait-il qui ils étaient ? Il ne pouvait que
prétendre que c'était le cas, mais il était
manifestement soucieux, et il communiquait son inquiétude
à ses auditeurs. A qui peut-on se fier ? devaient-ils se
demander. Mon voisin est-il un traître ? Mais ils n'ignoraient
pas que c'était lui, et non eux, qui contrôlait l'appareil
de terreur qui maintenait les communistes au pouvoir. Pol Pot avait
peut-être peur, mais ils étaient certainement plus
terrorisés que lui.
Le parti, poursuivit Pol Pot, avait connu une croissance trop rapide
et comptait de nombreux membres indignes de confiance. Pourtant,
il manquait de cadres compétents et dévoués
: seule la moitié des entreprises collectives étaient
dirigées par des membres du parti; dans certaines régions,
des hommes du 17 avril s'étaient même vu confier des
postes de responsabilité. Pol Pot rendait ces "capitalistes"
responsables de la faible productivité. Par conséquent,
le moment était venu de renforcer et de purifier à
la fois le parti, afin d'accélérer le rythme de la
révolution. Ce résultat pourrait être obtenu
en luttant "contre les classes de toute sorte dans la société
cambodgienne", en réexaminant les biographies individuelles,
en transférant des cadres entre les zones, et en soulignant
l'importance des vertus collectives: repas en commun, travail en
commun, décisions prises en commun.
LA "PURIFICATION" DE L'INTELLIGENTSIA
En janvier 1977, deux personnalités du parti, Touch Phoeun
et Koy Thuon (Khoun), furent arrêtées à Phnom
Penh. Thuon, originaire de l'Est, ex-professeur de lycée
ayant longtemps enseigné dans le Nord, s'était vu
confier le poste de secrétaire au commerce, mais était
probablement sous surveillance. Touch Phoeun, un diplômé
du lycée Sisowath qui avait fait des études en France
au cours des années cinquante, était responsable des
travaux publics. Tous deux jouaient depuis de longues années
un rôle non négligeable au sein du parti, et tous deux
avaient des amis en dehors du parti. Ils connaissaient Ney Saran,
Chan Chakrei et d'autres victimes des purges ; ces relations finirent
par "prouver" qu'il fallait les arrêter égaÎement,
afin d'interrompre la "chaîne de traîtres"
(ksae khbot) formée par ceux qui avaient été
internés avant eux. Ils avaient probablement assisté
à la réunion de décembre, et faisaient partie
des "certaines personnes" auxquelles Pol Pot avait fait
allusion, en les accusant d'ourdir des complots conte le parti.
Harcelés par leurs interrogateurs, Thuon et Phoeun reconnurent
avoir constitué des "réseaux de la CIA"
réunissant des collègues du parti, des anciens élèves
et des amis. Une conséquence majeure de leur arrestation
fut la purge de leurs amis et connaissances, dont un grand nombre
appartenaient à l'intelligentsia du parti. Le coup de filet
effectué par Deuch visait divers conspirateurs contre le
régime, notamment des intellectuels"se disant progressistes,
qui se sont introduits dans la révolution afin de recueillir
des informations" - formule faisant écho à la
déclaration de Pol Pot selon laquelle l'officialisation du
parti permettrait aux ennemis de celui-ci de mieux l'observer. Peu
après, ce fut au tour des cadres de la zone nord qui avaient
travaillé avec Koy Thuon. Trente-deux de ces hommes furent
internés au S-21 au début de 1977.
Pendant que Touch Phoeun et Koy Thuon étaient interrogés
à Tuol Sleng et que des cadres venus de l'Est effectuaient
des purges dans la zone nord, Pol Pot visitait le nord-ouest du
pays. Un ancien combattant, Chhit Do, se souvient de l'avoir vu
à Siem Réap au cours d'une réunion consacrée
à "la purification de la structure du pouvoir au Kampuchéa".
Do fait ce commentaire: "Quand il parlait, il paraissait fort
sympathique, mais ce qui s'est passé ensuite n'était
plus sympathique du tout". "Ce qui s'est passé
ensuite" dans une grande partie du Nord et du Nord-Ouest, ce
fut la purge des cadres militaires et politiques locaux, qui furent
remplacés par des cadres venus du Sud-Ouest, région
où Deuch avait travaillé au début des années
soixante-dix, et qui était maintenant contrôlée
par son ancien supérieur, Ta Mok. Les cadres du SudOuest,
réputés pour leur dureté et leur foi révolutionnaire,
ne tardèrent pas à devenir le fer de lance du Kampuchéa
démocratique. Le "nouveau peuple" n'avait pas réussi
à créer l'abondance exigée par les dirigeants
du parti, lesquels estimaient que cet échec était
délibéré. "Objectivement" - telle
était la formule officielle -, les cadres responsables de
ce désastre étaient des "saboteurs", des
"ennemis" et des "traîtres".
Vers le milieu de 1977, la "bureaucratie de la mort" du
S-21, parfaitement rodée, devint un rouage essentiel du régime.
Un nombre croissant de confessions étaient dactylographiées,
les interrogateurs commençaient à utiliser des magnétophones,
tandis qu'un système de classement amélioré
facilitait la comparaison entre les éléments des diverses
confessions. Inévitablement, de nouveaux complots furent
découverts. Rien n'arrêtait le S-21. Ses documents
nourrissaient la paranoïa des dirigeants, tout en entraînant
de nouvelles arrestations, qui produisaient encore plus de documents...
le système s'alimentait de luimême. En 1977-1978, les
victimes comprenaient de nombreux proches des dirigeants du parti.
Des cadres expérimentés et de haut niveau, tels que
Siet Chhae, Ruos Mau, Sua Va Sy et Mau Khem Nuon furent arrêtés,
ainsi que les membres de leurs familles et de leurs amis et connaissances.
Certains étant de proches collaborateurs de Pol Pot, d'autres
associés du secrétaire qui étaient en relation
avec les "traîtres" furent également éliminés.
Résultat: il y avait de moins en moins de cadres révolutionnaires
compétents, et la suspicion n'épargnait personne.
Tandis que Pol Pot et ses collègues resserraient leur emprise,
leur perception de la réalité était de plus
en plus déformée. Obsédés par l'idée
de purifier le parti et d'instaurer le "socialisme", ils
perdaient de vue les autres priorités - si tant est qu'ils
les avaient jamais considérées. Il n'est pas absolument
exclu que les dirigeants du parti auraient pu atteindre leurs objectifs
- encore qu'à un prix énorme s'ils ne s'étaient
pas engagés dans un affrontement direct avec le Viêt-nam.
DÉTAILS PERSONNELS
Les sources disponibles ne donnent guère de précisions
sur la vie personnelle de Pol Pot pendant la période du Kampuchéa
démocratique. Nous savons qu'il était protégé
par des hommes en armes, changeait fréquemment de résidence
et apparaissait rarement en public???. La localisation exacte de
ses résidences est inconnue. Un informateur (qui préfère
garder l'anonymat) situe la principale "près du monument
de l'Indépendance", dans un groupe de villas entouré
d'une haute clôture - le Kremlin ou la Cité interdite
de Pol Pot. Ironiquement, c'est dans cette partie de la ville, proche
du palais, qu'avait vécu le jeune Saloth Sar (ainsi d'ailleurs
que Sihanouk) dans les années trente. Nous savons que ces
bâtiments avaient l'eau et l'électricité, car
des ouvriers chargés de l'entretien furent arrêtés
et exécutés suite à d'intempestives coupures
de courant. Le personnel comprenait des chauffeurs, des gardes,
des mécaniciens, des dactylos et des cuisiniers. Détail
intéressant, beaucoup venaient de minorités tribales
: il est donc probable qu'ils détenaient des postes de confiance
depuis les années soixante.
Pol Pot vivait dans la crainte constante d'être assassiné.
Lorsqu'il devait prendre la parole à des réunions
ou meetings du parti, tous les assistants étaient fouillés.
Il était, aussi, fréquemment malade ; souffrant de
troubles digestifs périodiques, il soupçonnait ses
cuisiniers de vouloir l'empoisonner. Il consacrait probablement
une grande partie de son temps à discuter avec ses proches
collaborateurs, comme il l'avait toujours fait. Le sort du pays
dépendant de ses décisions, il travaillait jour et
nuit pour tenter de venir à bout des innombrables dossiers
transmis tant par le S-21 que par les divers ministères et
responsables de zones. Ces rapports étaient à l'origine
de sa vision du monde: un Cambodge entouré d'ennemis, le
pays lui-même étant constitué de cercles concentriques
gravitant autour de la direction du parti.
Fin 1976, la mère de Khieu Ponnary et de Khieu Thirith arriva
de France. Ses filles restèrent deux mois sans lui rendre
visite; Khieu Thirith demanda toutefois à ses enfants d'aller
voir leur grand-mère, qui, de même que la mère
de Nuon Chea, détestait la révolution, en particulier
ses atteintes à la vie de famille. Lorsque Thirath, la soeur
non communiste de Thirith et de Ponnary, elle aussi ancienne enseignante,
tomba gravement malade - elle mourut début 1977 -, Thirith,
pensant qu'on l'assassinait, exigea une enquête. Thirith et
la femme de Son Sen, Yun Yat, occupaient des postes mineurs dans
le gouvernement, de même que les enfants de Ieng Sary et certains
de ses cousins par alliance. Khieu Ponnary, qui était apparemment
très malade, n'occupait par contre aucune position officielle.
Lors d'un meeting organisé en 1978, alors qu'on l'aidait
à monter sur le podium, elle fut acclamée par l'assistance
aux cris de "mère de la révolution" (mè
padevat). Ensuite, elle disparut de la scène publique bien
qu'on l'ait vue à diverses reprises dans des camps le long
de la frontière thaïlandaise, dans les années
1980. Après 1986 et le remariage de Pol Pot, elle semblait
en très mauvaise santé et des rumeurs persistantes
la disaient complètement folle. Il n'existe aucun témoignage
sur les éventuels effets de la maladie et de l'absence de
Khieu Ponnary sur Pol Pot". (la
suite)
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