Extrait du livre "Pol-Pot, Frère Numéro Un (Part 1)
(par David P.Chandler)

Qui est David P.Chandler ?

David P.Chandler enseigne l'histoire du Sud-Est asiatique à la Monash University de Melbourne, en Australie. En 1976, il a été nommé directeur de recherche au centre d'études sur le Sud-Est asiatique de cette université. Il est l'auteur notamment de la Terre et le Peuple du Cambodge : la tragédie de l'histoire cambodgienne. Cet œuvre est le fruit de dix ans de recherche et d'interviews.

Nota:
Il est intéressant de faire mentionner ici un rapport de force et combat d'idées entre Hang Nhor et Dith Pran avec Pol Pot. Mais qui sont donc Haing NGOR et Dith Pran? Des simples victimes khmers rouges ou des ambassadeurs vietnamiens? Voici quelques louche propos d'affrontement entre Haing Ngor et Pol Pot. (Source DavidPChandler "Frère Numéro Un" et "Une Odyssée cambodgienne" de Monsieur Ngor - "Quelques jours plus tard, Pol Pot reçut une équipe de télévision de la chaîne américaine ABC. Il profita de l'occasion pour lancer un appel à l'aide; il fallait chasser les Vietnamiens du Cambodge, où ceux-ci, déclara-t-il, menaient une "guerre de génocide". Dans un passage révélateur, Pol Pot ajouta qu'il les trouvait pire que Hitler : "Hitler tuait les juifs et ceux qui s'opposaient à lui. Le Viêt-nam tue ceux qui s'opposent à lui, et des innocents qui ne veulent pas se joindre à lui". (Pol Pot)

Réaction du Haing NGOR (Page228) :

"Pol Pot s'inventait des ennemis et il est difficile de dire pourquoi Peut-être avait-il besoin de trouver un responsable lorsque les faits ne cadraient pas avec ses projets. Peut-être était-ce simplement pour détruire comme le font les grands paranoïaques. Il se trouva tellement d'ennemis que son régime tomba en miettes: le gouvernement ne répondait plus à ses objectifs de production et avait de plus en plus besoin de boucs émissaires. Il finit par désigner le responsable: le Viêt-nam.
Au début, le Viêt-nam n'avait pas du tout envie de se battre avec les Khmers rouges. Il avait d'autres problèmes. La réunification du pays, la " rééducation " des masses et la remise en train d'une économie décomposée. Mais les Khmers rouges ne cessaient d'envahir la zone frontalière, de massacrer des civils, violant les femmes et tuant les enfants
. (Ngor)

C'est pourquoi le Viêt-nam décida de résoudre deux problèmes d'un coup: se débarrasser du régime khmer rouge qui n'apportait que des ennuis et s'approprier un nouveau territoire très fertile.

Le Viêt-nam était surpeuplé : soixante millions de personnes (70-75) et beaucoup de difficultés pour les nourrir. Le Cambodge, lui, était sous-peuplé. Un dixième de sa population étant capable de produire beaucoup plus de riz et de poisson qu'elle n'en avait besoin. Le 25 décembre 1978, les Vietnamiens envahissent le Cambodge avec 14 divisions et un appui logistique aérien. Rien ne peut les arrêter. Dans la nuit du 5 janvier 1979, alors qu'on entendait le bruit des combats à Phnom Penh, Pol Pot demanda à son prisonnier Norodom Sihanouk de le recevoir. Pol Pot le salua en joignant les mains en sompeab
,..." (Haing NGOR)
Voici d'un coup, Dith et Haing Nhor deviennent ambassadeurs vietnamiens en essayant tant bien que mal à justifier l'invasion vietnamienne du Cambodge en 7 janvier 1979.

Le régime de Khmer rouge ne pourrait existe sans le soutient administratif, logistique et militaire du Vietnam, autrement dit, le fonctionnement du régime de Khmer rouge démeurait incontestablement comme actuel régime fantoche de Hun-Sen, son frère un
(CHAPITRE QUATRE)
MULTIPLES IDENTITÉS 1953-1963

DANS LES RANGS DU VIÉT-MINH: A l'occasion d'un de ses passages dans la capitale, Saloth Sar alla voir Pham Van Ba, représentant local du Parti communiste indochinois (PCI), pour lui demander d'y adhérer, sur la base de son appartenance au Parti communiste français. En 1981, Ba déclara au cours d'une interview qu'il avait vérifié les dires de Sar en communiquant avec Paris via Hanoi, procédure qui avait pris une quinzaine de jours. Ba avait ensuite accepté Sar au sein du PCI, en court-circuitant le Parti populaire révolutionnaire khmer. (Stephen Heder a fort justement qualifié cette formation khmère rudimentaire de "parti secret du front uni", formule qui peut paraître ambiguë.) Ainsi, l'appartenance de Sar au PCF le rendait digne de faire partie du PCI, parti multinational officiellement dissous, dont l'existence était cachée aux non-communistes.

Selon toute apparence, Sar fut initié à la guérilla dans l'est du Cambodge, où il arriva en août 1953. En tout état de cause, il ne tarda pas à faire partie du mouvement de résistance contrôlé par le Viêt-minh. Il était attaché à un service du quartier général composé en nombre égal de Khmers et de Vietnamiens. Selon Pham Van Ba, Sar était un "jeune homme moyennement doué, mais avec une manifeste volonté de puissance". Il travailla ensuite dans la section responsable de la propagande de masse, puis suivit les cours d'une école de cadres.

Un quart de siècle plus tard, après que les forces vietnamiennes eurent contraint Pol Pot à s'exiler, une déclaration de ses partisans déplorait qu'en 1953 des intellectuels tels que Sar "fussent chargés de tâches qui n'avaient aucun rapport avec leurs capacités : corvées de cuisine, transport d'engrais organiques pour les champs, et autres". De telles obligations pouvaient certes blesser l'amour-propre de Sar, mais il n'avait jamais été opposé à la discipline du parti; il devait d'ailleurs se rendre compte que les Vietnamiens et leurs collègues cambodgiens le considéraient comme un élément prometteur, comme l'indique notamment le fait que Pham Van Ba, selon ses propres dires, avait pris en mains sa formation politique. Compte tenu de son passé, Sar était particulièrement apte à travailler pour le "front uni", en rapprochant divers groupes dissidents pour le compte du Parti communiste indochinois. Sar, qui n'avait aucune expérience du combat et ne parlait pas le vietnamien, était utile au parti, comme en témoigne le fait qu'il fut nommé au quartier général communiste proche de la frontière, plutôt que dans une unité moins prestigieuse et plus exposée. Apparemment, les Vietnamiens et leurs camarades cambodgiens voulaient le préserver pour des tâches plus importantes. Le passage de Sar à ce quartier général frontalier, à la limite de deux luttes pour l'indépendance nationale, constituait une sorte d'examen d'entrée

Saloth Sar était précieux pour les Vietnamiens parce qu'il avait des liens à la fois avec l'élite cambodgienne urbaine, les Démocrates, et les communistes français. Son manque de prétention, les années passées en France et son désir d'apprendre compensaient ses études peu brillantes, les relations privilégiées de sa famille et sa maigre connaissance du marxisme-léninisme. En allant sur la frontière vietnamienne pour offrir ses services, il avait devancé certains camarades plus qualifiés qu'il avait connus en France, notamment Ieng Sary, Hou Youn et Thioun Mumm, ainsi que les progressistes de Phnom Penh, qui se méfiaient encore du communisme ou ne voulaient pas prendre de risques.

Il n'existe aucun témoignage concernant la réaction de Saloth Sar à ces mois passés au sein de la résistance. L'atmosphère rude et combative du quartier général lui rappelait peut-être les milieux militants de Paris, et la fréquentation d'ouvriers et de paysans a pu éveiller des souvenirs de son séjour en Yougoslavie. Il était certainement flatté d'avoir été remarqué par Pham Van Ba et par son assistant cambodgien, Tou Samouth. Peut-être avait-il l'impression que sa vie allait enfin quelque part.

Physiquement, il ne courait pratiquement aucun danger. En cet été 1953, la guerre d'Indochine s'essoufflait, au moins dans le Sud. Les Français étaient prêts à accorder l'indépendance aux composantes non communistes de leur fédération, tout en poursuivant les combats contre les communistes, notamment au Nord-Viêt-nam. En novembre 1953, cédant aux instances de Sihanouk, la France signa un accord consacrant l'indépendance du Cambodge, dans le cadre de l'Union française. Cela permit à Sihanouk de proclamer que sa "croisade royale", lancée l'année précédente, avait été couronnée de succès. Peu après, les combats cessèrent entre les forces françaises et la résistance khmère. Au cours des mois suivants, de nombreux groupes de résistance non communistes se rallièrent au gouvernement de Sihanouk. Ceux qui étaient contrôlés par les Vietnamiens attendirent la suite des événements.

Sur la frontière, Saloth Sar poursuivait son éducation politique sous la direction de Tou Samouth, "un riche Khmer de Cochinchine", qui avait à peine dix ans de plus que Sar. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Samouth avait été moine et affilié à l'Institut bouddhique. En 1945, il avait quitté les ordres pour devenir propagandiste du Viêt-minh au Cambodge oriental et auprès de la minorité khmère du Viêt-nam. Il était entré au Parti communiste indochinois en 1946. Samouth était un orateur habile et éloquent. Un de ses anciens élèves se souvient que par ses qualités de "courtoisie, de modestie et son caractère coulant [sic], il était comparable à Hô Chi Minh".

Il est tentant de compter Tou Samouth au nombre des modèles dont Sar s'est inspiré depuis 1940: d'abord Kvan Siphan, puis Ieng Sary, Keng Vannsak, Thioun Mumm et Khieu Ponnary. Comme eux, Samouth était un idéaliste, nourrissant une passion pour l'enseignement qui le faisait aimer et respecter. La principale différence était que Samouth avait eu une éducation bouddhique, et non française, ce qui devait plaire à Sar, apparemment désireux de devenir moins français et davantage khmer. D'un point de vue plus cynique, Sar voulait peut-être entrer dans les bonnes grâces de Samouth afin de faciliter sa propre ascension au sein du mouvement. Tout bien pesé, il est probable que l'éloquence, le patriotisme et le dévouement de Tou Samouth ont attiré le jeune homme, qui devint pour ainsi dire son disciple. Ils allaient travailler ensemble pendant neuf ans.

En mai 1954, un révolutionnaire âgé de vingt-cinq ans, Sok Thuok, arriva sur la frontière et devint un proche de Saloth Sar. Leur association prit fin en 1978, lorsque Thuok, alors vice-Premier ministre sous le nom de Vorn Vet, suspect d'être "pro-vietnamien", fut liquidé sur l'ordre de Pol Pot. Dans sa confession, Vet se, souvient avoir rencontré au Cambodge oriental des "frères venus de France", et avoir été formé politiquement par Tou Samouth. Il exprime son enthousiasme pour Samouth en des termes qui rappellent ceux utilisés par de nombreux disciples de Saloth Sar / Pol Pot lui-même: "Il me rendait si heureux, et je croyais en lui (chhoeou cho't). Lorsqu'il commençait un cours, je faisais de grands efforts pour le comprendre, et quand il partait pour des missions de propagande, je le suivais. Cette [expérience] m'a éveillé aux vraies réalités de la révolution"

GENÈVE EÉLECTIONS De.....

Vers le milieu de l'année 1954, les combattants du Viôtminh et leurs associés cambodgiens avaient mis leurs activités en veilleuse en attendant les résultats de la conférence internationale réunie à Genève pour négocier un règlement politique de la première guerre d'Indochine. La conférence, prévue depuis plusieurs mois, s'ouvrit peu après la défaite humiliante subie par les forces françaises à Diên Biên Phu. Elle avait été convoquée par l'Union soviétique et la Grande-Bretagne, membres du conseil de……

LE MILITANT

Dès 1956, Saloth Sar utilisait plusieurs identités. Au sein du Prachacheon, il était connu sous le nom de "Pol", et probablement sous d'autres pseudonymes. Pour les personnes extérieures au mouvement, il était "Saloth Sar". Il travaillait également avec ses camarades du Parti communiste indochinois, au sein d'un groupe restreint ; leurs objectifs étaient d'assurer la protection de ses dirigeants cambodgiens Tou Samouth et Sieu Heng, et de mettre sur pied un Parti communiste cambodgien plus important et mieux organisé, en vue du jour où les conditions seraient favorables et où le Viêt-nam donnerait son autorisation. L'on ignore si le Parti populaire révolutionnaire khmer, constitué en 1951, continuait à exister sous ce nom ; c'est l'un des mystères qui entourent l'histoire du mouvement communiste cambodgien. Il est probable que la plupart de ses membres ont été absorbés par le Prachacheon. Certains membres du Prachacheon, tels que Keo Meas, étaient sans doute informés des autres affiliations politiques de Sar, mais les autres les ignoraient. Ceux qui savaient la vérité au sujet de Sar travaillaient eux-mêmes dans la clandestinité. En ces années cinquante à Phnom Penh, leur univers de pseudonymes, de rendez-vous secrets, de bureaux numérotés et de planques devait à certains égards être passionnant, surtout pour un homme comme Saloth Sar, qui avait des liens avec l'élite et était à l'abri des tracasseries policières

Après son mariage, Saloth Sar s'était éloigné de son frère et de sa belle-soeur qui l'avaient élevé, mais il se faisait une règle d'assister chaque année, à Prek Sbauv, aux cérémonies bouddhistes en l'honneur des morts. Il s'y rendit une dernière fois en 1959 pour les funérailles de son père. Sar voyait aussi moins souvent Keng Vannsak. Cela s'explique peut-être en partie par le retour de Paris, début 1957, de Khieu Thirith et de Ieng Sary. Pendant quelque temps, les deux couples, ainsi que la petite fille de Thirith et de Sary, Vanny, habitèrent ensemble dans une maison appartenant à la famille des deux soeurs, située à l'ouest du palais. A la grande surprise de leurs voisins, ils refusèrent, pour des raisons idéologiques, d'engager du personnel de maison. Peu après, Sary fut engagé comme professeur au Kambuj'bot, tout en se livrant à des activités politiques secrètes aux côtés de Saloth Sar

Il est difficile de savoir en quoi consistait exactement ce travail politique, quelle était l'importance exacte de Saloth Sar et sa place dans la hiérarchie du mouvement communiste. Son nom n'était jamais mentionné en relation avec le Prachacheon, pas plus dans les discours de Sihanouk que dans la presse gouvernementale. En dépit de sa réputation de progressiste, Sar n'a apparemment jamais été interrogé par la police; de même, l'ambassade des États-Unis, qui possédait des fiches sur des centaines de personnes soupçonnées d'être communistes, ne disposait d'aucune information biographique à son sujet. Contrairement à d'innombrables militants de gauche, que ce soit au Cambodge ou ailleurs, il n'a jamais passé une seule nuit en prison.(P..94-94)

LE PARTI CAMBODGIEN PREND FORME (une création coïncident avec ce de Hanoi)

Début septembre 1960, le Parti des travailleurs du Viêtnam, réuni en congrès à Hanoi, résolut de "libérer le Sud des... impérialistes américains et de leurs suppôts". La méthode choisie pour atteindre cet objectif consistait à constituer au Sud-Viêt-nam un front national tout en déclenchant la lutte armée dans les campagnes. Pour mener cette seconde guerre d'Indochine, les Vietnamiens voulaient redonner vie aux arrangements de 1950, lorsqu'ils avaient parrainé au Laos et au Cambodge des partis communistes destinés à soutenir leur combat.

Selon Pol Pot, deux semaines après le congrès, vingt et un communistes cambodgiens se réunirent en secret à la gare de Phnom Penh. Grâce au frère de Thioun Mumm, Thioun Prasith, qui avait milité chez les cheminots, la réunion put se tenir dans un petit bâtiment isolé. En 1977, Pol Pot a décrit ce "congrès du parti" : "Participaient au congrès quatorze représentants des paysans, responsables des activités dans différentes zones rurales, et sept représentants des villes, vingt et un délégués au total... La participation de ces vingt et un représentants au congrès du Parti était une question de vie ou de mort. Si l'ennemi avait découvert l'endroit où se tenait le congrès, tous les dirigeants du Parti auraient été détruits, la ligne du Parti n'aurait jamais vu la lumière du jour, la révolution aurait été gravement menacée, et son avenir aurait été compromis.

Cette réunion a fait l'objet de nombreuses controverses. Après 1975, les porte-parole des Khmers rouges la qualifient de premier congrès du Parti communiste du Kampuchéa, mais selon d'autres documents, il s'agit du second congrès, le premier s'étant tenu en 1951. Cette tentative de diminuer l'importance de la réunion de 1951 visait à dissocier le mouvement cambodgien de ses antécédents vietnamiens. Aucun de ces documents ne fait état, toutefois, d'une circonstance évidente pour l'observateur le moins averti, à savoir que le congrès de 1960, de même que celui qui s'était tenu neuf ans auparavant, s'était réuni sur l'ordre de Hanoi. Le fait qu'il a eu lieu aussitôt après le congrès du Parti des travailleurs du Viêt-nam en témoigne, de même que la composition du nouveau comité central, décidée lors de la réunion de Phnom Penh; un de ses membres était en effet Son Ngoc Minh, lequel se trouvait alors à Hanoi, où il avait assisté au congrès vietnamien. Faisaient également partie du comité central Tou Samouth, le nouveau secrétaire du parti (rebaptisé Parti des travailleurs du Kampuchéa), l'" assistant " de ce dernier, Saloth Sar, et l'adjoint de Tou Samouth, Nuon Chea, qui devenait le numéro deux du parti. Ces quatre hommes, de même que certains fonctionnaires du comité tels que Keo Meas et Sao Phim, étaient déjà membres du Parti communiste indochinois. Le seul membre du comité qui n'en faisait pas partie était Ieng Sary

Selon l'histoire du parti éditée en 1973, ce congrès "a approuvé une ligne politique, une stratégie, des tactiques, et des statuts marxistes-léninistes pour le Parti". Les membres du comité central ne se virent pas confier des responsabilités régionales. L'existence du parti, ainsi que son nouveau nom, restaient secrets. Le nom même du parti cambodgien, ainsi que ses activités au cours des douze années à venir, laissent à croire qu'il restait soumis à la tutelle de Hanoi et qu'il servait les impératifs vietnamiens. Par la suite, certes, les Vietnamiens ont été considérés avec animosité et leur tutelle a été rejetée avec mépris, mais le Parti communiste cambodgien n'a jamais adopté une ligne indépendante avant la fin des années soixante au plus tôt et probablement pas avant 19721973.

Saloth Sar, Ieng Sary et Nuon Chea, qui n'avaient alors guère plus de trente ans, étaient certainement remplis d'enthousiasme en se voyant confier, du moins en apparence, d'aussi hautes responsabilités. La nomination de Son Ngoc Minh au comité central était symbolique; il n'était pas possible à Hanoi de contrôler les activités du nouveau parti. Qui plus était, les cadets de l'équipe travaillaient depuis des années en étroite collaboration avec Tou Samouth et les autres membres du comité. Vers la même époque, la pression des autorités diminua, tandis que Sihanouk tempérait sa campagne anticommuniste par des gestes d'apaisement en direction de divers intellectuels de gauche. En 1962, le prince tomba dans le piège de la tactique du front uni en invitant plusieurs communistes, dont Khieu Samphan, à se présenter aux élections législatives

"KHMER ROUGE" 1963-1970

Pendant les sept années qui suivirent son départ de Phnom Penh, Saloth Sar mena une existence de fugitif, se cachant dans des camps de fortune de l'est et du nord-est du Cambodge. Il connut une seule période de répit en 1965-1966, lorsqu'il séjourna onze mois au Nord-Viêt-nam et en Chine. La plupart du temps, Saloth Sar, Ieng Sary et les autres membres du comité central étaient coupés de ce qui se passait à Phnom Penh et dans le reste du monde ; seuls leur parvenaient de temps à autre de rares nouvelles apportées par des messagers du parti (appelés nir'sei, ou "hommes de confiance"), ou entendues sur les émissions en ondes courtes des radios vietnamiennes et chinoises. Cet isolement affectait inévitablement leurs décisions.

Après 1963, Sar et ses camarades voyaient rarement des personnes étrangères au mouvement. Ils discutaient interminablement entre eux, resserrant leurs liens, renforçant leur paranoïa et leur assurance. Ils passaient sans doute le plus clair de leur temps à identifier des ennemis et à échafauder des scénarios pour l'avenir du peuple cambodgien. A bien des égards, ces scénarios, s'ils étaient réalisables, ne correspondaient pas à ce que les Cambodgiens désiraient réellement, mais cela importait peu à ces révolutionnaires. Lorsque les dirigeants du parti disaient que la théorie était subordonnée à la pratique, cela signifiait, non pas que les théoriciens ont beaucoup à apprendre des gens du peuple, mais que l'intégrité des dirigeants euxmêmes, plutôt qu'une position théorique, déterminait les stratégies et les tactiques que le parti adopterait.

En dépit des circonstances en apparence peu propices, cette période a probablement renforcé Saloth Sar dans son sentiment d'être important et d'être promis à un grand destin. Ses idées étaient approuvées par des subalternes obligés de se montrer déférents vis-à-vis d'un supérieur. De surcroît, n'ayant ni territoire ni population à administrer, il commettait peu d'erreurs concrètes. Son royaume étant immatériel, il pouvait nourrir des idées utopiques qu'aucune réalité ne venait démentir. Les membres du parti qu'il rencontrait étaient dans un sens ses élèves. Pour pousser la métaphore plus loin, il enseignait dans une école sans directeur, sans inspecteurs, sans parents, une école qu'aucune instance extérieure ne contrôlait, à l'exception, peut-être, du Parti des travailleurs du Viêtnam, dans la lointaine Hanoi.

L'isolement, une relative sécurité et un sentiment d'importance et de supériorité ont joué un rôle décisif dans l'élaboration de la ligne politique qui devait guider les dirigeants du Parti communiste cambodgien lorsque celui-ci prit le pouvoir. De 1963 à 1970, en l'absence de pratique, de compromis ou de compétition, les dirigeants n'eurent pas à modérer leurs idées. Leur dévouement au parti était certes nourri par la conviction qu'un jour ils prendraient le pouvoir, mais cela ne devint une possibilité réelle qu'en 1970, lorsque Sihanouk fut renversé. Et même après cela, il fallut aux "Khmers rouges" [khmer krohom], nom que Sihanouk avait toujours donné au mouvement, cinq années de combats pour contrôler le pays. Compte tenu de leurs ressources et de leur histoire, leur victoire, en 1975, fut inattendu.................Saloth Sar a également été marqué par le transfert de son quartier général, jusqu'alors situé dans la province de Kompong Cham, dans les forêts de la lointaine province de Ratanakiri, au nord-est du Cambodge. Ce changement eut lieu après son retour de Chine, probablement sur les conseils des Vietnamiens, et certainement avec leur accord.

L'influence la plus forte que Sar ait subie fut cependant celle de la guerre du Viêt-nam. Cette guerre a eu au moins trois conséquences sur la vie politique du Cambodge. En premier lieu, Sihanouk, craignant une victoire communiste tout en la souhaitant (il en était venu à haïr les ÉtatsUnis), décida que la meilleure façon de maintenir le Cambodge à l'abri de la guerre et de garantir sa survie était de conclure une alliance avec le Nord-Viêt-nam et avec le Front national de libération (FNL) du Sud-Viêt-nam. En novembre 1963, Sihanouk mit fin à l'assistance militaire américaine. En 1964, il conclut un accord secret avec les Vietnamiens, autorisant les forces communistes vietnamiennes à stationner en territoire cambodgien et à se déplacer dans le pays à condition de respecter la population. En échange, les Vietnamiens s'engageaient à reconnaître l'indépendance du Cambodge ainsi que son intégrité territoriale après la fin des hostilités. Au fur et à mesure que la guerre s'intensifiait, le sanctuaire cambodgien devint de plus en plus important pour les Vietnamiens ; à partir de la fin de 1966, des armes chinoises destinées à leurs forces armées transitaient par le port cambodgien de Sihanoukville (Kompong Som). Il en résulta que, dans sa volonté de damer le pion aux grandes puissances et de rester à l'écart du conflit, Sihanouk réussit à compromettre la neutralité du Cambodge et à garantir que le pays serait entraîné dans le conflit.

Une conséquence indirecte des "arrangements" de Sihanouk fut que les Vietnamiens demandèrent aux communistes cambodgiens de leur fournir un soutien militaire et logistique. Plusieurs centaines de communistes khmers allèrent au Viêt-nam pour y suivre une formation militaire et politique, bien entendu à l'insu de Sihanouk.

Un troisième effet de la guerre fut de susciter un malaise croissant au sein de l'élite cambodgienne. En cette fin des années soixante, la politique de Sihanouk les inquiétait et ils redoutaient que le Cambodge ne fût entraîné dans la guerre. Nombre de leurs enfants, formés par un système éducatif en pleine expansion, craignaient de se retrouver au chômage après avoir décroché leurs diplômes, et n'appréciaient guère le style de gouvernement de Sihanouk. Certains étaient influencés par des professeurs de gauche. Sihanouk réagit à ce malaise en prenant des mesures de plus en plus rigoureuses contre les dissidents, ce qui ne fit qu'accroître l'hostilité des étudiants à son égard. Dès 1969, des centaines d'entre eux quittèrent les villes pour rejoindre les rangs de la résistance.

OTAGE DES VIETNAMIENS

Fin 1963, un militant reconnut Saloth Sar dans la province de Kompong Cham, à l'est du Cambodge. Avant la fin de l'année suivante, d'autres le rencontrèrent dans un camp de cette région, connu sous le nom de code de "Bureau (munthi) 100". Une source écrite situe ce camp au Viêt-nam ; une autre, à l'est de la province de Kompong Cham. Il est probable que la base se déplaçait d'un côté à l'autre de la frontière, selon les exigences de la situation militaire. Saloth Sar y resta jusqu'à son départ pour le Viêt-nam et pour la Chine à la fin de 1965. Pendant ces deux années, il n'avait pas accompli grand-chose, tout en dépendant de "protecteurs" qui devaient par la suite devenir ses ennemis ; ce fut un des points les plus bas de sa carrière.

Fin 1964, un jeune communiste du nom de Chhim Samauk partit de Phnom Penh pour se rendre au " Bureau 100 ". Comme nombre d'autres proches collaborateurs du Pol Pot, il fut par la suite victime d'une purge et interné par le gouvernement de Pol Pot au centre d'interrogatoires S-21 de Phnom Penh. Samauk était l'un de ces innombrables "ennemis" qui ont laissé des milliers de feuillets de confessions extorquées sous la torture, se reconnaissant coupables de toute une série d'accusations fabriquées. Ces documents nous fournissent néanmoins de nombreux détails sur la vie du mouvement communiste ; à ce sujet, les détenus n'avaient aucune raison de mentir. Dans sa confession de 1977, par exemple, Chhim Samauk se souvient: "J'ai rencontré Frère numéro Un au Bureau 100. J'étais plein d'enthousiasme et très heureux, car je n'aurais jamais imaginé qu'il serait là. A cette époque, j'étais incapable de reconnaître les Frères [les dirigeants du parti]. Peu après, j'ai appris qui étaient Frère numéro Un et Frère Van [Ieng Sary]... Le travail était un vrai combat. Il continuait même quand on avait la malaria. J'ai vu les Frères [Sar et Sary] rédiger des documents, préparer des stencils (sdengsil) et imprimer des documents. J'ai fait de grands efforts pour apprendre. Au bout de quelque temps, j'étais capable de les aider un peu, en écrivant et en publiant moi-même des documents secrets. Au Bureau 100, en 1964-1965, j'étais très heureux. Je n'étais troublé par aucun problème. Je pensais que je me construisais moi-même [que je me créais une nouvelle personnalité révolutionnaire] et que je faisais des progrès".

Un autre membre du parti a travaillé au Bureau 100 sous les ordres de Ieng Sary, en qualité d'assistant paramédical. Dans sa confession, il précise que les Vietnamiens qui gardaient la base n'autorisaient pas les Cambodgiens à en sortir. Il est difficile de mesurer l'impact de telles conditions sur ces hommes fiers. Il semble qu'en 1964-1965, il n'y avait au Bureau 100 guère plus d'une douzaine de Cambodgiens, dont trois seulement étaient des " militaires ". Se trouvaient notamment à la base des piliers du parti tels que Keo Meas, Ney Saran (Ya), Sok Knol, Sao Phim (un membre du comité central responsable de la partie orientale du pays), ainsi que la femme de Chou Chet, lm Naen (Li), qui servait de cuisinière à Sar et à Sary, et que ce dernier fit entrer au parti en 1966 pour récompenser son ardeur révolutionnaire

En dépit de ces handicaps, Saloth Sar et ses camarades continuaient à préparer la révolution. Fin 1964, Sar organisa une réunion d'étude à la base. Selon un document du parti daté de 1978, cette "réunion... décida de s'opposer à un éventuel coup de force des Américains", affirmation confirmée en 1980 par un ex-membre du parti. Le coup qu'ils craignaient aurait consisté en un soutien des États Unis à Lon Nol, ou à Son Ngoc Thanh, alors en exil, et aurait été dirigé contre Sihanouk. Dans une telle éventualité, les communistes auraient évidemment bénéficié de l'alliance de Sihanouk avec la Chine et le Viêt-nam et de sa position anti-américaine ; ils auraient dû mener de front le combat politique et la lutte armée. Ce fut précisément la décision que le parti devait prendre deux ans plus tard, peu avant que Lon Nol ne devînt Premier ministre du nouveau gouvernement formé par Sihanouk.

A cette époque, les Khmers rouges ne pouvaient guère qu'échafauder des plans et rêver à la victoire. Vue du Bureau 100, la révolution cambodgienne paraissait bien lointaine. Pour commencer, le Parti communiste cambodgien n'était pas armé. Les conditions de vie précaires (sans oublier le paludisme endémique) que Saloth Sar, Son Sen, Ieng Sary et une poignée d'autres ont connues pendant deux ans expliquent sans doute que Pol Pot n'ait pu faire état d'aucune initiative du parti durant cette période. Dans une allocution d'une durée de cinq heures prononcée en 1977 pour annoncer l'existence du parti, il se contenta de mentionner deux événements qui s'étaient produits à Phnom Penh, et sur lesquels les dirigeants du parti n'avaient exercé aucun contrôle.

Il qualifiait le premier d'"événement important pour notre combat". Il s'agissait de la décision de Sihanouk, prise en novembre 1963, de mettre fin à l'assistance militaire américaine. Le second événement était la manifestation organisée devant l'ambassade des États-Unis en mars 1964; des milliers d'étudiants, de soldats en civil et d'autres Cambodgiens étaient venus protester contre le bombardement d'un village cambodgien proche de la frontière vietnamienne. En réalité, cette manifestation était approuvée par Sihanouk, et elle avait pris au dépourvu les communistes de la capitale. Vorn Vet, qui y avait participé, a par la suite fait ce commentaire: "Je n'aurais jamais cru qu'un mouvement d'une telle ampleur fût possible ; à elles seules, les forces révolutionnaires étaient incapables d'une telle action".

En 1965, donc, Saloth Sar quitta le Bureau 100 pour se rendre en Chine et au Viêt-nam. Son absence dura plus d'un an. Ce voyage mit fin à une période de sa vie qu'il ne mentionna plus jamais. Au Bureau 100, il devait parfois être au bord du désespoir, en dépit de la façade courageuse et optimiste qu'il présentait à ses subordonnés. C'était certainement bien loin des années où il avait enseigné à Phnom Penh, ou du temps où il était étudiant à Paris; il jouissait alors d'une entière liberté de mouvements, la vie était facile, il échangeait des idées avec d'innombrables personnes, et la révolution paraissait une possibilité réelle.

VOYAGE AU VIÈT-NAM

Saloth Sar, Keo Meas, et plusieurs autres communistes cambodgiens, dont Um Neng (Vi), un ancien du Prachacheon, sont allés au Nord-Viêt-nam et en Chine de juin 1965 à septembre 1966. La femme de Ieng Sary, Khieu Thirith, a affirmé en 1981 que son mari et elle-même faisaient partie de la délégation, mais cela paraît peu plausible.

Saloth Sar et ses camarades avaient probablement été convoqués par les Vietnamiens pour discuter de l'escalade de la guerre et du rôle croissant que les communistes cambodgiens seraient appelés à jouer. Il fallait mettre au point la tactique, ainsi qu'une ligne politique appropriée. En outre, les Vietnamiens voulaient certainement se faire une meilleure idée du successeur de Tou Samouth; les communistes cambodgiens qui s'étaient réfugiés au NordViêt-nam en 1954-1955 et dans les années suivantes étaient eux aussi désireux de faire la connaissance de Saloth Sar, alors âgé de trente-sept ans.

A Hanoi, les membres de la délégation furent accueillis avec le plus grand respect. Saloth Sar donna à l'intention de ses compatriotes des conférences sur la situation au Cambodge; il aborda également "le problème du nom du parti" (devenu en 1960 le Parti des travailleurs du Kampuchéa). Il revit sans doute avec plaisir ses vieux amis des années parisiennes, Yun Soeurn et Rath Samoeun. Un autre camarade de l'époque du Viêt-minh, Keo Moni, se souvient que le séjour de Sar au Viêt-nam a duré "environ neuf mois", et que, pendant cette période, ont été organisées plusieurs sessions d'études destinées à harmoniser les positions des membres du parti actifs au Cambodge et de ceux qui étaient établis au Viêt-nam. Selon Keo Moni, Pol Pot aurait également amené des documents "relatifs à l'organisation du Parti, à la politique, au combat et à l'économie". Cet accueil chaleureux n'empêcha sans doute pas Saloth Sar et ses camarades de se demander pourquoi un si grand nombre de Cambodgiens tels que Keo Moni suivaient une formation politique et militaire au Nord Viêt-nam ; à quoi les préparait-on, exactement, et quelle était leur allégeance ?

Les délégués participaient également à des pourparlers secrets avec les responsables communistes vietnamiens, notamment le secrétaire général Lê Duan. L'unique document relatif à ces réunions est le Livre noir, texte polémique rédigé (probablement par Pol Pot) douze ans après les événements, en 1978, dans le but de justifier le conflit qui opposait le Cambodge au Viêt-nam, alors que les relations khméro-vietnamiennes s'étaient fortement détériorées. Ce texte partial reflète certaines des obsessions de Pol Pot.

Le Livre noir fustige les ex-protecteurs vietnamiens du parti. La rage de Pol Pot n'implique pas nécessairement que ses accusations soient erronées. Il est par ailleurs certain que les passages qu'il consacre à lui-même et à sa délégation en 1955-1956 veulent faire paraître sa mission plus autonome, plus réussie et plus importante qu'elle ne l'était en réalité Le Livre noir affirme par exemple que Lê Duan a vivement reproché aux Khmers d'avoir adopté une ligne politique indépendante; Pol Pot précise: "Le Parti communiste du Kampuchéa avait sa propre ligne politique. Grâce à cette ligne, le mouvement révolutionnaire du Kampuchéa a pris son essor. Cela déplaisait aux Vietnamiens, car... si la révolution au Kampuchéa évoluait et se renforçait d'une façon indépendante, elle échapperait à leur contrôle."

Toujours selon le Livre noir, Lê Duan a alors soumis aux Khmers un document "en langue vietnamienne", leur demandant de "renoncer à la lutte révolutionnaire [au Cambodge] et d'attendre que les Vietnamiens remportent la victoire". En réalité, les Cambodgiens ont continué à respecter ces conditions pendant les trois années à venir, mais selon la version de Pol Pot, il était resté inébranlable : "Le conflit concernant la ligne politique a été très dur. Mais la délégation cambodgienne gardait son calme et ne faisait rien pour irriter... les Vietnamiens. Après le départ du secrétaire Pol Pot pour le Kampuchéa, les Vietnamiens savaient que le Parti communiste du Kampuchéa continuerait à suivre sa ligne, qui était de mener de front la lutte armée et la lutte politique".

Le Livre noir est un mélange de faits réels, de réinterprêtation de l'hîstoire et de désirs pris pour des réalités. Le fait que Hanoi ait imposé aux Khmers un texte rédigé en vietnamien, l'intransigeance de Lê Duan et les efforts des Khmers pour ne pas indisposer les Vietnamiens semblent plausibles ; par contre, l'affirmation qu'il existait un "conflit " ouvert avec le Viêt-nam, et que Sar suivait une ligne indépendante ou qu'il avait abordé la question de l'indépendance sont démentis par les faits. La décision de combiner lutte armée et combat politique ne fut prise qu'à la fin de 1967 et ne donna lieu à aucune action concrète avant 1968. Dans le Livre noir, Saloth Sar a sans doute exprimé certaines idées qu'il avait à l'époque, mais elles étaient rétrospectivement exacerbées par l'attitude du Viêt-nam et par sa rage de n'avoir pu dire à voix haute ce qu'il pensait.

Ces réunions avec Lê Duan furent certainement humiliantes pour Sar, et ses rodomontades, douze ans plus tard, ont quelque chose de pathétique. Ses opinions en qualité de chef d'un parti indépendant n'étaient ni sollicitées ni considérées avec attention par les Vietnamiens. On lui demandait une soumission comparable à celle que Sihanouk exigeait de Lon Nol, ou à celle que les Vietnamiens devaient imposer à leur protégé Heng Samrin après 1979. Si Saloth Sar s'était montré aussi intransigeant qu'il le prétend, les Vietnamiens auraient trouvé quelqu'un d'autre pour diriger le Parti communiste cambodgien, et ne l'auraient pas autorisé à se rendre en Chine. Comme il est allé en Chine, et a regagné son pays en conservant son poste de numéro un du parti cambodgien, il est permis de supposer qu'il a ravalé sa fierté et a sagement suivi les conseils des Vietnamiens.

VOYAGE EN CHINE

Pendant son séjour au Viêt-nam, Saloth Sar a fait savoir qu'il souhaitait visiter la Chine, pays qui était alors un solide allié du Viêt-nam et soutenait sa guerre contre les États-Unis. L'autorisation de Pékin mit plusieurs mois à arriver. Sar mit sans doute cette attente à profit pour parfaire sa formation politique et militaire (et peut-être pour suivre des cours de langues), ce que ni lui-même ni les Vietnamiens n'étaient enclins à mentionner après 1977.

La durée exacte de son séjour en Chine est incertaine. Pendant des années il ne parla pas de ce voyage. La première mention qu'il en ait fait se trouve dans un discours à des partisans en février 1992. Les sources qui en font état sont postérieures à 1977-1978 et sont pour la plupart vietnamiennes. Selon celles-ci, Saloth Sar aurait été "hypnotisé" par la bande des Quatre, un groupe de cadres maoïstes extrémistes qui ont exercé le pouvoir - d'une façon pour le moins spectaculaire - vers le milieu des années soixante-dix, avant d'être jetés en prison peu après la mort de Mao en 1976. Ces tardives allégations vietnamiennes sont probablement sans fondement. En 1966, après tout, les différends entre le Viêt-nam et la Chine n'étaient pas sérieux, même si les Vietnamiens, entièrement pris par leur lutte contre les États-Unis, étaient consternés par le fossé qui se creusait entre leurs principaux alliés et protecteurs, la Chine et l'URSS. Sans oublier que l'aide chinoise jouait un rôle déterminant dans la guerre du Viêt-nam, et que Saloth Sar s'était rendu en Chine, non à titre de dirigeant révolutionnaire indépendant, mais comme un allié du Viêt-nam venu présenter ses respects.

Parmi ceux qui lui souhaitèrent la bienvenue, rappelait-il en 1992, il y avait deux membres influents du bureau politique chinois : le maire de Pékin qui allait connaître une rapide disgrâce, Peng Zhen, longtemps un des favoris de Mao et un autre vieux collègue du numéro Un chinois, depuis les années vingt, Li Fuchun. Peng Zhen avait été décoré par Sihanouk à Pékin, en 1964, et Sihanouk, d'ailleurs, avait effectué récemment une autre visite en Chine. Dans ce contexte, il est peu probable que Saloth Sar ait pu défendre un dossier spécifique, par exemple pour demander une aide chinoise, ou exposer la nécessité d'une lutte armée contre le régime de Sihanouk En 1992, il faisait remarquer que durant cette visite, nous étions très prudents sur ce que nous disions".

Du point de vue des Chinois, Sar était moins important que leurs alliances avec Sihanouk et le Nord-Viêt-nam. Peut-être estimaient-ils que Sar pourrait apporter une contribution mineure à la victoire du communisme sur l'impérialisme américain en Asie. Il n'était pas exclu qu'un jour, le Cambodge devienne un État socialiste, et que Saloth Sar, guidé et conseillé par les Vietnamiens, accède au pouvoir. En attendant, il n'y avait aucun avantage à l'encourager à adopter une ligne indépendante. Il est au contraire probable que Liu Shaoqi, Deng Xiaoping et leurs subordonnés ont eu à son égard la même (et déplaisante) attitude paternaliste qui l'avait tant humilié à Hanoi. Les Chinois lui ont certainement conseillé de coopérer avec Sihanouk, de soutenir les Vietnamiens, et de renforcer le Parti communiste cambodgien, bien que les plus radicaux d'entre eux admirent sans doute son courage. Les Chinois l'ont néanmoins traité avec davantage de courtoisie que ne l'avaient fait les Vietnamiens. Peutêtre ont-ils reconnu en lui un authentique révolutionnaire, qui pourrait leur être utile un jour....................

CHANGEMENT DE TACTIQUE

Pendant l'absence de Sar, la guerre du Viêt-nam avait connu une escalade énorme. A la fin de 1965, il y avait au Viêt-nam du Sud 300000 soldats américains, forces de soutien comprises, et d'autres étaient attendus. Les attaques de l'infanterie américaine et sud-vietnamienne contre les forces communistes étaient accompagnées de raids aériens intensifs. Suite aux bombardements de la région frontalière du Cambodge, le Bureau 100 avait été transféré à une quinzaine de jours de marche vers le nord au début de 1966, avant le retour de Saloth Sar.

Peu après être arrivé à son nouveau QG en septembre 1966, Sar convoqua une réunion afin de définir la tactique et la stratégie du parti pour l'année à venir. Selon Chhim Samauk, la réunion fut à maintes reprises interrompue par le survol d'avions "ennemis", probablement des vols de reconnaissance sur la frontière entre le Cambodge et le Viêt-nam du Sud. L'escalade de la guerre du Viêt-nam et l'évolution de la situation en Indonésie et au Cambodge avaient convaincu Saloth Sar que le parti devait adopter une nouvelle tactique; la réunion de 1966 a donc marqué un tournant dans l'histoire du Parti communiste cambodgien..........

L'installation du QG dans la province de Ratanakiri eut des conséquences plus importantes. La principale raison en était sans doute d'échapper aux bombardements américains et d'éviter que le Bureau 100 ne finisse un jour par être envahi par des forces américaines ou sud-vietnamiennes. Le résultat fut en tout état de cause que plusieurs dirigeants du parti quittèrent le Cambodge rural, où ils étaient entourés de paysans bouddhistes, pour une région faiblement peuplée de minorités tribales animistes, qui parlaient des dialectes différents et pratiquaient la culture sur brûlis.

LE SOULÈVEMENT DE SAMLAUT

Au début de 1967, la politique gouvernementale déclencha un soulèvement paysan à Samlaut, village de l'ouest de la province de Battambang. Le problème avait commencé en 1965-1966, lorsque des paysans avaient vendu clandestinement au moins un quart des surplus de riz du Cambodge aux forces nord-vietnamiennes cantonnées sur la frontière. Autrement dit, l'Êtat ne put prélever des taxes à l'exportation que sur les trois quarts de ces excédents. Cet impôt constituant traditionnellement une source de revenus pour le gouvernement, Sihanouk était résolu à éviter des pertes similaires en 1966-1967. Il inaugura une pratique consistant à envoyer dans les campagnes des "équipes d'intervention" sous escorte militaire, chargées d'acheter pour le gouvernement le paddy à un prix inférieur à celui que payaient les Vietnamiens................

LA LUTTE ARMÉE, 1968-1970

Au début de 1968, il y eut de fréquents heurts entre des forces communistes et l'armée, les milices ou la police de Sihanouk. Fin janvier, peu avant l'offensive du Têt au Viêt-nam du Sud, plusieurs accrochages mineurs se produisirent dans la région de Battambang. L'un de ces derniers, qui eut lieu le 17 janvier à Bay Damram, fut retenu pour célébrer la naissance de l'arm'e révolutionnaire. Selon un document daté de 1977, l'incident avait mis aux prises quelque "dix à vingt" combattants. Dans le NordEst, il y eut également des escarmouches entre des groupes tribaux et des unités de l'armée. Des incidents similaires furent signalés dans d'autres régions du pays. Dans la plupart des cas, ces engagements étaient provoqués par les forces gouvernementales, que Sihanouk et Lon Nol encourageaient à prendre l'initiative contre les Khmers rouges. Il arrivait aussi que les forces communistes tendent des embuscades aux unités gouvernementales afin de se procurer des armes.

Vers la même époque, Saloth Sar convoqua pour la première fois dans son camp du Ratanakiri une réunion spécifiquement consacrée aux questions militaires. Sar n'avait aucune expérience du combat et pas davantage de formation militaire, mais les forces de Lon n'étaient pas loin, et il devait donner l'impression de savoir ce qu'il faisait. Deux questions étaient certainement à l'ordre du jour: le rôle du PCK dans l'offensive du Têt au Viêt-nam, et le rapprochement de Sihanouk avec les États-Unis.

En janvier 1968, l'ambassadeur des États-Unis en Inde, Chester Bowles, s'était rendu à Phnom Penh. C'était la première visite d'un haut fonctionnaire américain depuis 1964. Les Khmers rouges établis dans le Nord-Est n'étaient certainement pas informés de la teneur des pourparlers entre Bowles et Sihanouk; il était notamment question que Sihanouk autorise les forces américaines au Viêt-nam à " poursuivre activement " les forces communistes vietnamiennes en territoire cambodgien. La tactique du prince, consistant à rechercher l'amitié des ÉtatsUnis dans le cadre de sa campagne contre la gauche, le rendait moins digne de confiance que jamais.

L'on continue à s'interroger sur la véritable raison d'être de l'offensive du Têt, ostensiblement déclenchée par les Nord-Vietnamiens et le FNL en février 1968 afin de susciter dans le pays entier un soulèvement contre les États-Unis et le régime pro-américain en place au SudViêt-nam. Les communistes étaient convaincus que le soulèvement serait décisif et contraindrait les Américains à demander la paix.

En fait, l'offensive ne réussit pas à déclencher un soulèvement général, en dépit de son succès psychologique qui accéléra le retrait américain du Viêt-nam. Une de ses conséquences fut que les forces du FNL, taillées en pièces au cours de la campagne, ne tardèrent pas à être remplacées au Cambodge par des unités nord-vietnamiennes, que les Khmers locaux connaissaient moins bien, et qui se montraient plus exigeantes à leur égard. Cela contribua à accroître la tension entre les forces communistes et l'armée de Lon Nol, tout en entraînent une coopération plus systématique entre les forces vietnamiennes et les Khmers rouges

Entre janvier 1968 et fin 1969, Saloth Sar se rend pour la seconde fois à Hanoi ; durant cette période, il disparaît littéralement. Siet Chhae, qui était avec lui dans le NordEst, se souvient que "les Frères partaient souvent pour affaires pendant des mois d'affilée". A en juger par le comportement ultérieur de Sar, il a dû pendant ce voyage s'adresser à des cadres et à des combattants pour améliorer le moral, expliquer la tactique et préciser la stratégie.

Les rares et sans doute véridiques allusions de Sar à cette période laissent à croire qu'il a passé une bonne partie de son temps à fuir et à se cacher. En 1972, par exemple, il a décrit la triste situation de ses forces face à l'armée de Sihanouk pendant la première phase du conflit: "Dans certaines régions où l'ennemi a attaqué le peuple, nous étions isolés. Nous manquions d'effectifs. Nous n'avions pas de base économique. Nous n'avions aucune puissance militaire et ne pouvions nous cacher nulle part. Malgré l'étendue des forêts, nous ne trouvions aucun abri. Même lorsque les habitants étaient très braves, l'ennemi les exploitait et les brutalisait, et ils ne pouvaient rien faire. Lorsque les gens étaient mauvais, l'ennemi les contrôlait et les commandait. L'ennemi connaissait les forêts. Où que nous allions, il savait que nous étions là. Nous avions quelques armes par-ci par-là, mais nous n'avions pas de territoires et pas de gens sous notre contrôle".

Comme Pol Pot l'a souvent répété, les premières étapes de la révolution ont été "menées les mains nues". Cette expression n'est pas exagérée s'il est vrai, comme il l'a dit en 1977, qu'en 1968 le comité central était gardé par quatre hommes armés. Certes, les unités de guérilla contrôlées par les communistes avaient dès le début des années soixante-dix rendu de nombreuses régions contrôlées par des gens du parti dangereuses pour les fonctionnaires du gouvernement, mais l'équilibre des forces restait en faveur de l'armée gouvernementale, et les communistes devaient se contenter d'armes prises à l'ennemi. Il est paradoxal que les Vietnamiens, eux-mêmes armés par l'étranger, aient encouragé les Khmers rouges à préserver une autonomie "maoïste" dans le domaine de l'armement, tout en exigeant d'eux une soumission quasi totale. Ce qui intéressait les Vietnamiens (et par la suite, les Américains) au Cambodge, c'étaient les lignes de ravitaillement du Viêt-nam du Sud. Dans la mesure où ces dernières étaient menacées par les forces de Lon Nol et de Sihanouk et par l'aviation américaine, les communistes cambodgiens et leurs partisans jouaient un rôle utile en fournissant des sentinelles, des ouvriers et des porteurs.

L'alliance du Parti communiste cambodgien avec le Viêt-nam restait en vigueur. Vers le milieu de l'année 1968, un important cadre cambodgien, Keo Meas, fut envoyé à Hanoi avec des documents destinés aux communistes cambodgiens établis au Viêt-nam. Trois de ces documents, relatifs à Samlaut, à la guerre du peuple et à la révolution mondiale, ont été étudiés pendant une longue session (elle dura quinze jours) par les communistes de Hanoi. A la fin de cette session, un membre du parti vietnamien déclara aux participants khmers que le moment de rentrer chez eux n'était pas venu, et que la révolution cambodgienne ne pourrait être déclenchée qu'après la libération du Sud-Viêt-nam

NOUVEAU SÉJOUR À HANOI

"Vers la fin de 1969, peut-on lire dans le Livre noir, une délégation du Parti communiste du Kampuchéa s'est rendue à Hanoi en vue de discussions avec le Parti vietnamien". Avant son départ, Saloth Sar confia la direction de son quartier général à Nuon Chea. Plusieurs confessions du S-21 confirment le départ de Sar, mais aucune indique la raison de ce voyage, ni qui en avait pris l'initiative. Il semble peu probable qu'il aurait quitté le Cambodge s'il n'avait pas été convoqué par les Vietnamiens, qui voulaient peut-être le consulter au sujet de la phase suivante de la guerre et de l'hostilité croissante des forces gouvernementales cambodgiennes à leur égard. Il est possible également que Sar voulait à cette occasion demander une aide pour ses unités de guérilla. Comme il a affirmé par la suite avoir fait ce voyage "à pied", il est probablement sans rapport avec les funérailles de Hô Chi Minh en octobre 1969.

Les seuls détails connus sont ceux que donne le Livre noir. Pol Pot y soutient qu'il avait été convoqué au nord (à Hanoi) pour s'entendre ordonner de cesser les combats. Cela paraît douteux, mais son récit suggère que cette fois il a été plus direct avec les Vietnamiens qu'en 1965, et que certaines de ses revendications, concernant peut-être une aide militaire accrue, ou une plus grande autonomie, ont irrité ses camarades de Hanoi. Si tel a été le cas, les Vietnamiens ont selon toute probabilité rejeté ces requêtes, bien que leur incapacité à imaginer une alternative à Sihanouk, dont la position était devenue désespérée, les contraignît à rester alliés avec l'indocile parti de Sar. Le Livre noir affirme qu'au Cambodge les Vietnamiens " trouvaient refuge dans des zones contrôlées par le Parti communiste du Kampuchéa ", à l'inverse de ce que Sar et Ieng Sary avaient fait en 1963 ; cela impliquait que les Vietnamiens avaient davantage besoin de la protection des Cambodgiens que ces derniers n'avaient besoin du soutien de Hanoi. En 1978, cette attitude était courante chez les adeptes du parti, mais à l'époque de la visite de Sar à Hanoi, elle ne fut pas exprimée. Si Sar a réellement présenté de telles revendications en 1969, même en se laissant emporter par ses émotions, elles ont certainement suscité la réaction hostile dont il fait état dans le Livre noir. Et s'il les avait présentées dans le cadre d'une politique cohérente et indépendante, les Vietnamiens lui auraient retiré son poste de secrétaire du parti. Selon toute probabilité, même une demande d'aide présentée avec humilité aurait été immédiatement rejetée. Autrement dit, bien que cet exposé exprime sans doute fidèlement l'état d'esprit de Sar en 1978, et peut-être la rage qu'il éprouvait en 19691970, son comportement et ses déclarations antérieurs à 1972 ne peuvent être qualifiés d'indépendants, ni d'antivietnamiens. En fait, si les relations entre le Cambodge et le Viêt-nam avaient été aussi mauvaises que le laisse entendre le Livre noir, il est douteux que Saloth Sar aurait pris le risque de se rendre à Hanoi, et encore plus improbable qu'il y serait resté plusieurs mois. Ce qui a probablement choqué Sar au cours de cette visite, c'est que les Vietnamiens, qui avaient d'autres préoccupations, étaient une fois de plus restés indifférents à l'importance et au caractère unique de la révolution cambodgienne, ainsi qu'aux souffrances de ses partisans...............

Sur ces entrefaites, la situation évoluait rapidement à Phnom Penh. En janvier 1970, Sihanouk se rendit comme de coutume en France pour sa "cure de repos" annuelle, sans savoir qu'il partait pour un exil qui allait durer plusieurs années. Peu auparavant, il avait été ébranlé par plusieurs affrontements avec une Assemblée nationale hostile. En partie pour réaffirmer son autorité et en partie parce qu'il avait réellement peur des incursions vietnamiennes, il demanda à Lon Nol d'intensifier les opérations contre les forces communistes. Pendant que le prince était en Europe, les lignes de ravitaillement des forces vietnamiennes au Cambodge furent coupées, tandis que des émeutes inspirées par le gouvernement endommageaient les missions diplomatiques du Viêt-nam communiste à Phnom Penh.

Le 19 mars 1970, Sihanouk fut déchu de ses fonctions de chef de l'Êtat par l'Assemblée nationale. Le coup d'État se fit sans effusion de sang; peu après, toutefois, des manifestations en faveur de Sihanouk furent brutalement réprimées dans plusieurs provinces. Deux jours avant le coup de force, Lon Nol avait ordonné à toutes les forces vietnamiennes de quitter le Cambodge dans les quarante-huit heures. Cet "ordre" téméraire, qui resta bien entendu sans effet, reflétait une hostilité populaire généralisée à l'égard des Vietnamiens. Lorsque le prince fut déchu, il se trouvait encore à Moscou. Hésitant entre la rage et la stupéfaction, il n'en continua pas moins son voyage comme prévu ; l'étape suivante était Pékin.

Il semble que Saloth Sar et ses protecteurs aient été pris au dépourvu par le coup d'État, bien que le Livre noir affirme que Sar l'avait prévu depuis six mois. S'il en était réellement ainsi, son absence du Cambodge durant cette période serait difficilement explicable. Toujours selon le Livre noir, au début de 1970, Sar se serait rendu de Hanoi à Pékin "pour des discussions" ; il se serait donc trouvé dans la capitale chinoise lorsque Sihanouk y arriva le 19 mars. Il est probable que Sar est venu de Hanoi en compagnie du chef du gouvernement vietnamien Pham Van Dong, qui avait été convoqué d'urgence par les Chinois, et qu'il est arrivé à Pékin deux jours après Sihanouk.

Le Livre noir soutien que Saloth Sar réussit à convaincre le Premier chinois Zhou Enlai que Sihanouk devait adopter une position offensive à l'égard de Lon Nol, et par conséquent envers les États-Unis, en revenant à la politique anti-américaine qu'il avait abandonnée un an auparavant. Selon d'autres sources, c'est Pham Van Dong qui aurait encouragé le prince à résister, en lui promettant de le remettre au pouvoir "en l'espace de quarante-huit heures". La suggestion qui aurait été faite par Sar à Zhou est donc identique au conseil donné par Pham Van Dong à Sihanouk. Pour ne pas irriter ce dernier et pour protéger l'avenir du communisme cambodgien, les Chinois et les Vietnamiens cachèrent la présence de Saloth Sar à Pékin au prince, qui n'apprit que Sar dirigeait le parti que plusieurs années plus tard.

Le discours anti-vietnamien du Livre noir ne parvient pas à cacher un fait dont Saloth Sar s'était certainement félicité en avril 1970: ses forces avaient conclu une véritable alliance militaire avec les Vietnamiens. L'objectif de cette alliance entre deux pays aux moyens tellement disproportionnés était de chasser Lon Nol du pouvoir. Les espoirs des Khmers rouges ne se heurtaient plus aux exigences de l'accord secret et "non violent" conclu entre les Vietnamiens et Sihanouk. Cette alliance était maintenant devenue officielle, belliqueuse, et avait été remaniée pour inclure le Parti communiste cambodgien. Les communîstes pouvaient renforcer leurs rangs en proclamant leur loyauté envers Sihanouk, tandis que les Vietnamiens leur fournissaient des armes et entraînaient leurs hommes. Peu après le coup d'État, plusieurs centaines de Khmers bien entraînés quittèrent le Viêt-nam du Nord pour participer à la lutte de leur pays.

Saloth Sar savait que l'armée de Lon Nol ne pourrait tenir tête aux Vietnamiens. Il se doutait également (même s'il n'en avait pas été informé) que les Vietnamiens n'avaient aucunement l'intention de redonner à Sihanouk un pouvoir réel lorsque la guerre serait terminée. En attendant, Sar estimait toutefois que la présence de Sihanouk à la tête d'un front uni et anti-américain assurerait aux communistes un soutien international. La paralysante contradiction entre l'alliance avec le Viêt-nam et la lutte contre le " féodalisme " au Cambodge avait disparu. Pendant leurs années de clandestinité, Sar et ses camarades s'étaient nourris d'espoir. Pour la première fois depuis son retour au Cambodge en 1953, il pouvait sérieusement envisager de prendre le pouvoir. Lorsqu'il quitta Hanoi pour regagner le Cambodge, cette pensée devait l'emplir de joie. Après sept années dans le désert, Saloth Sar se retrouvait sur le sentier de la révolution.

CHAPITRE SIX
LA PRISE DU POUVOIR, 1970-1976


La décision de constituer un front d'union nationale avec Sihanouk à la tête de l'État a eu deux conséquences sur la carrière de Saloth Sar. En premier lieu, après avoir mené pendant sept ans une existence de fugitif, il est devenu, à l'âge de quarante-deux ans, le chef militaire de la composante communiste cambodgienne d'une alliance populaire. Ensuite, le mouvement qu'il dirigeait bénéficiait maintenant d'un important soutien militaire vietnamien. La combinaison de ces deux facteurs lui permettait de renforcer le PCK, tandis que ses forces pouvaient s'entraîner à l'abri du bouclier que constituaient les Vietnamiens, endurcis au combat.
Saloth Sar ne sortit pas pour autant de la clandestinité; plus d'un an devait s'écouler avant que l'on apprenne qu'il était un des dirigeants du Front uni national de Sihanouk. Le responsable du parti pour l'ensemble du territoire cambodgien était l'un des "Trois fantômes", Khieu Samphan, qui soutenait ostensiblement Sihanouk. De leur côté, les communistes vietnamiens affichaient leur alliance avec le prince, tout en passant sous silence leurs liens avec les communistes cambodgiens ainsi que la présence de forces vietnamiennes en territoire cambodgien.

Le modèle de ces arrangements déroutants - Elizabeth Becker les a fort justement qualifiés de " salle des miroirs " - était le Front national de libération du Viêt nam du Sud, dont le programme socialiste et les liens avec le Viêt-nam du Nord étaient cachés à l'opinion vietnamienne et même à certains membres actifs du FNL lui même. Sihanouk, toujours bien en sécurité à Pékin, où il vivait entouré de courtisans et de parasites, n'était depuis le départ qu'un symbole, bien qu'il affirmât vigoureusement (et fût sans doute convaincu) que la majorité des Khmers l'aimaient et qu'il jouerait un rôle important lorsque la guerre serait terminée. Ses protecteurs chinois, notamment Zhou Enlai, lui accordaient un soutien enthousiaste, et les publications du Front uni national, imprimées en Chine aux frais de Pékin, donnaient l'impression que les unités de guérilla du Cambodge se battaient pour lui.

Selon les estimations des services de renseignements américains, à l'époque du coup d'Etat, les Khmers rouges avaient moins de trois mille hommes et femmes sous les armes. Peu de ces guérilleros avaient subi un entraînement militaire sérieux, et ils étaient rarement regroupés en unités plus importantes que la section. Leur connaissance du marxisme-léninisme était superficielle, et les aspects internationaux du mouvement échappaient à la plupart d'entre eux. Au début de 1970, ils étaient éparpillés en petites bandes dans les régions frontalières boisées des provinces de Kompong Speu, Kampot, Battambang, Kratié, et dans le nord-est du Cambodge.

LE RETOUR DE SALOTH SAR

Pendant que "Frère numéro Un" était au Viêt-nam et en Chine en 1969-1970, Nuon Chea l'avait remplacé au QG du parti, dans le nord-est du pays. Ieng Sary était responsable de la base secondaire du Ratanakiri. Peu après le coup d'État, et avant le retour de Saloth Sar, des officiers vietnamiens étaient venus au camp de Sary pour demander l'assistance des Khmers. Citons la confession de Kheang Sim Hon : "Ils ont demandé du soutien pour leurs combattants, de l'aide pour leurs cadres à tous les niveaux, et notre aide pour construire un hôpital. [Ieng Sary] a essayé de rejeter ces requêtes, mais cela n'a pas marché; un commandant divisionnaire vietnamien, qui affirmait être en relation permanente avec Saloth Sar, a passé la nuit à la base, et ne voulait pas partir."

Après avoir accédé aux exigences des Vietnamiens, les Khmers leur ont permis d'entraîner leurs soldats. Dans d'autres régions, les Vietnamiens ont pris moins de gants. Sans même consulter les communistes locaux, ils mobilisaient des villages cambodgiens entiers pour "se battre pour Sihanouk ", et leurs officiers encadraient les jeunes recrues. Ils voulaient profiter de la popularité de Sihanouk, et du fait que la population était sous le choc du coup d'État pour améliorer la sécurité de leurs bases et lignes de ravitaillement au Cambodge. Durant ce premier stade de la résistance, comme l'écrit Ben Kiernan, "l'administration révolutionnaire était pour l'essentiel une création des communistes vietnamiens et des Khmers coopérant... avec eux ".

Pendant ce temps, selon le Livre noir, Saloth Sar et ses camarades, qui, au retour de Pékin firent escale à Hanoi avant de regagner le Cambodge, furent chaleureusement accueillis par les Vietnamiens. Pol Pot écrit qu'à l'occasion d'un banquet à Hanoi, "la délégation cambodgienne a été couverte d'éloges du début à la fin... Les Vietnamiens avaient au plus haut point besoin de l'amitié et de l'aide des Cambodgiens". L'opposé est certainement plus proche de la vérité. Pol Pot l'a pratiquement reconnu en écrivant que les Vietnamiens lui avaient proposé la constitution d'unités de combat mixtes, cinq mille fusils et des efforts de propagande au niveau international. Il ne pouvait se permettre de rejeter de telles propositions. Cela ne l'empêche pas d'écrire en 1978 qu'il avait refusé de devenir un des Vietnamiens, et qu'il avait adopté à leur égard une position très ferme. " La préoccupation majeure des responsables du Viêt-nam, écrit-il, en laissant libre cours à son imagination, n'était pas le problème de la libération du Viêt-nam du Sud. A leurs yeux, le problème du Cambodge était bien plus important".

En avril 1970, Sar quitta Hanoi pour le Cambodge, en suivant la piste Hô Chi Minh. Le voyage dura environ six semaines. En traversant le Viêt-nam du Nord, le Laos et le nord-est du Cambodge, Sar fut certainement impressionné par ce qu'il vit. Des milliers de camions roulaient vers le sud, chargés d'armes, de munitions et de fournitures destinées aux forces communistes vietnamiennes. Des aires de repos étaient installées à intervalles réguliers. Parfois, Sar et ses camarades faisaient un bout de chemin à bord d'un camion. Parfois, ils marchaient à un rythme soutenu dans la jungle qui les cachait à l'aviation américaine, ou luttaient contre des crises de paludisme. Chhim Samauk écrit qu'ils avaient campé en "plus de vingt endroits", et avaient à l'occasion réquisitionné des éléphants pour les transporter. Ce fut certainement pour Saloth Sar un voyage passionnant et instructif. Il atteignit la frontière séparant le Laos du Cambodge à la fin du mois de mai. Selon Chhim Samauk, Sar fut malade à deux reprises pendant ce voyage: une crise de paludisme et un empoisonnement accidentel parce qu'il avait mangé des " champignons-paons " vénéneux (psut kngaouk) dans une soupe. A la frontière, Sar salua officiellement les volontaires cambodgiens qui avaient suivi la piste avant lui, puis il gagna en leur compagnie le QG du parti, dans le Nord Est.

A en croire le Livre noir, Saloth Sar passa ses premiers jours au Cambodge à repousser les demandes de coopération présentées par les Vietnamiens. Les affirmations vietnamiennes selon lesquelles Ieng Sary avait accepté ces requêtes (confirmées par la confession de Kheang Sim Hon) sont taxées de "mensonges" dans le Livre noir. Le poids des faits autorise à croire que Sar a accepté l'aide proposée par les responsables vietnamiens, notamment la constitution d'unités mixtes, et qu'il a approuvé la décision, prise antérieurement par Ieng Sary, d'accepter l'assistance vietnamienne. A ce stade de la révolution cambodgienne, Sar n'avait pas d'autre choix. Peu après son arrivée au Bureau 102, Sar envoya Ieng Sary à Hanoi(150), en qualité d'officier de liaison du parti; après avoir suivi la piste Hô Chi Minh, Sary y retrouva Keo Meas, chargé d'une mission analogue depuis 1969. Cet événement, confirmé par de nombreuses sources, atteste que les Khmers rouges poursuivaient leur coopération - tactique et secrète - avec le Viêt-nam du Nord.

Peu après l'éviction de Sihanouk, alors que Saloth Sar était à Pékin, des émeutes pro-Sihanouk, organisées et attisées par des communistes cambodgiens et des cadres vietnamiens, avaient éclaté dans plusieurs villes de province. Ces manifestations révélaient le choc bien réel que de nombreux Khmers avaient éprouvé en se voyant privés du seul leader politique qu'ils eussent jamais connu. Elles avaient été brutalement réprimées par l'armée et la police de Lon Nol. Jusqu'à la fin de la guerre, il n'y eut pas d'autres manifestations en faveur du prince. Suite à ces émeutes, des centaines de jeunes Khmers prirent toutefois le maquis afin de "se battre pour Sihanouk". La plupart se retrouvèrent dans des unités placées sous commandement mixte khméro-vietnamien.

L'irruption de forces américaines et sud-vietnamiennes au Cambodge en avril-mai 1970 attira l'attention des téléspectateurs américains sur ce qui se passait dans ce pays, et suscita aux États-Unis une vague d'opposition à la guerre, ce qui incita les communistes cambodgiens à intensifier leur propagande anti-américaine. Le fait que le régime de Lon Nol dépendait des Américains pour l'équipement de son armée et pour un soutien politique faisait le jeu des communistes. Nombre de non-communistes, en particulier dans les villes, jugeaient en revanche que l'origine du conflit était l'invasion (qui avait commencé bien plus tôt) du pays par les Nord-Vietnamiens. Des milliers de jeunes hommes s'engagèrent volontairement dans les forces de Lon Nol, espérant naïvement libérer leur pays en l'espace de quelques semaines. Des centaines d'entre eux furent tués ou blessés. En octobre 1970, Lon Nol donna au pays le nouveau nom de République khmère, mettant ainsi fin à quelque vingt siècles de monarchie. Les combats entre forces gouvernementales et partisans communistes devaient encore se poursuivre pendant quatre ans et demi.

Dans ce contexte, les Khmers rouges rapprochèrent leur QG du QG vietnamien, situé aux environs de Phnom Santuk, à la limite des provinces de Kratié et de Kompong Thom. Peu après, Saloth Sar convoqua des cadres de différentes régions pour une session d'études coïncidant avec le dix-neuvième anniversaire du parti. Étaient à l'ordre du jour le rôle précis que devaient jouer les cadres, ainsi que l'alliance entre le parti et le Nord-Viêt-nam.

Un document intercepté à Kratié, et émanant probablement de cette réunion, consistait en notes sur des sujets tels que "l'éthique révolutionnaire", "les stratégies à court terme", et "la solidarité avec le Viêt-nam". Sous le titre "Structure de la Révolution", le document donne ces explications d'une clarté toute relative: "Les révolutionnaires sont au centre. Les organisations révolutionnaires soutiennent les révolutionnaires. Et les masses entourent les organisations." Ce passage signifie sans doute que l'appareil du parti - Saloth Sar et ses proches collaborateurs - était caché, puissant et bien protégé. Dans une autre section, intitulée "Comportement du révolutionnaire", l'on peut lire : "Un révolutionnaire doit être bon et compatissant envers le peuple ; en parlant au peuple, un révolutionnaire doit toujours se servir de mots gentils. Ces mots ne doivent pas blesser ; ils doivent rendre l'orateur sympathique à ceux qui l'écoutent ; ils doivent être polis en toutes circonstances ; ils doivent plaire à tous ; et doivent rendre les auditeurs heureux." L'on est tenté de croire que ces formules sont de Saloth Sar, tant elles correspondent à son style oratoire.

Le mois suivant, toujours selon le Livre noir, Saloth Sar et Nuon Chea furent convoqués par le haut commandement vietnamien pour examiner "la question du renforcement de la solidarité et de la coopération ". Ces discussions, qui se résumèrent selon cette source à la présentation d'exigences vietnamiennes, durèrent une semaine entière. A en croire le Livre noir, les deux Cambodgiens rejetèrent fièrement toute nouvelle aide vietnamienne.

Une fois de plus, le Livre noir inverse la situation. En 1970, les Vietnamiens ont au contraire accru leur soutien aux communistes cambodgiens et ont joué un rôle capital dans l'élimination de l'armée de Lon Nol. En dépit de l'image déformée des événements que nous présente le Livre noir, il est évident que, dès le milieu de 1971, sinon plus tôt, les Khmers rouges ne toléraient plus les conseils des Vietnamiens ni leur propre dépendance. Leur position leur interdisait toutefois d'exprimer ces sentiments. Il y avait sans doute des heurts occasionnels et non prémédités entre forces communistes cambodgiennes et vietnamiennes, mais les Khmers rouges continuaient à avoir besoin de l'aide militaire et de l'assistance technique du Viêt-nam ; sans oublier que les forces vietnamiennes étaient bien plus puissantes que les unités de guérilla des Khmers rouges, et qu'elles n'étaient nullement pressées de s'en aller.

LA "RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE NATIONALE"

En 1971-1972, les combats contre l'armée de Lon Nol étaient surtout menés par des forces vietnamiennes ou des unités cambodgiennes placées sous commandement vietnamien. Cela permit aux forces communistes cambodgiennes de se renforcer, de mieux s'organiser et de devenir plus efficaces. En juillet 1971, une "session d'études du Parti pour le pays entier" réunit une soixantaine de cadres dans "la forêt de la zone nord". Saloth Sar présidait la réunion, au cours de laquelle fut élu un comité central élargi. Il fut également proclamé que le Parti communiste du Kampuchéa entrait dans une nouvelle phase de son histoire : la "Révolution démocratique nationale" destinée à renverser le féodalisme et l'impérialism...

La réunion permit également aux dirigeants khmers rouges de démontrer qu'ils contrôlaient fermement le parti et la résistance. Quelques mois plus tard, certaines décisions prises à cette occasion furent analysées dans la revue théorique du parti. Ce texte alambiqué examine l'histoire de la "construction du parti" depuis 1963, année où Saloth Sar était devenu secrétaire du comité central. Sans mentionner le Viêt-nam, il fait observer que la révolution doit "être appropriée à notre pays", et que les dirigeants du parti, dont les noms ne sont pas davantage mentionnés, doivent contrôler "tous les aspects de la révolution". Certains délégués ont affirmé par la suite que les allocutions prononcées lors de cette session préconisaient une collectivisation rapide et critiquaient les Vietnamiens. Des réfugiés fuyant le sud-ouest du Cambodge en 1972-1974 pour gagner le Sud-Viêt-nam ont signalé qu'à partir de fin 1971 les cadres actifs au Cambodge mettaient davantage l'accent sur l'"autosuffisance" et sur "le Cambodge aux Cambodgiens"........

A partir de 1971, les documents du parti insistent plus que jamais sur l'analyse de classe de la société cambodgienne. Les cadres devaient être issus de la classe paysanne pauvre ou "moyenne inférieure", ou de la classe ouvrièr...

L'OFFENSIVE FINALE

Peu avant la fin de 1974, Chou Chet, secrétaire de la zone sud-ouest, a rencontré Saloth Sar dans la province de Kompong Chhnang, où celui-ci mettait la dernière main aux plans de la troisième offensive, prévue pour 1975. En 1977, Pol Pot a affirmé que le comité central avait décidé de lancer cet assaut final lors de sa réunion de juin 1974. "Nous avons osé monter cette offensive, précise-t-il, parce que nous avions parfaitement compris la situation de l'ennemi et la nôtre", à savoir que le gouvernement de Lon Nol était moribond et que les Américains étaient partis. Peu après la victoire, Pol Pot a orgueilleusement proclamé que "dans le monde entier, personne ne croyait en nous. Tous disaient qu'il n'était pas facile d'attaquer Phnom Penh, qu'il n'était pas facile d'attaquer l'impérialisme américain; [que nos] canons n'avaient ni obus ni poudre, [que] nous connaissions des pénuries de ce genre. Personne ne pensait que nous y arriverions".

L'assaut décisif était prévu pour la saison sèche de 1975. A la fin de 1974, Sar passa en revue des unités combattantes afin de "superviser les préparatifs et le déploiement" avant l'offensive Sa stratégie avait toujours consisté à isoler Phnom Penh avant de porter le coup fatal. En 1975, les conditions étaient favorables. Dès la fin de 1974, toutes les routes menant à la capitale étaient coupées. Le 1er janvier au petit matin, les Khmers rouges déclenchèrent un barrage d'artillerie. Les forces républicaines postées sur la rive est du Mékong ne tardèrent pas à se replier sur Phnom Penh. Peu après, les rebelles mouillèrent dans le Mékong des mines flottantes venant de Chine, qui coulèrent plusieurs bâtiments républicains ; le gouvernement finit par interdire la navigation fluviale. A ce point, Saloth Sar assura à des unités du dombon 22 que "toutes les conditions étaient réunies pour emporter une victoire totale sur l'ennemi".

A peu près au même moment, le comité central décida des mesures qui seraient prises après la victoire. La plus importante de celles-ci consistait à évacuer Phnom Penh et toutes les villes contrôlées par le régime républicain, en "ruralisant" leur population, soit entre deux et trois millions de personnes. Dans les campagnes, elles ne constitueraient plus une menace pour le parti et pourraient en théorie se livrer à des tâches productives. Cette dispersion des "ennemis" était dans son principe d'une simplicité stupéfiante. Le comité central résolut également d'abolir dans tout le pays la monnaie, les marchés économiques et la propriété privée. Les cadres ne furent informés de ces résolutions qu'à la veille de l'assaut final.

En février et mars, des avions-cargos américains approvisionnèrent la capitale en riz et en munitions; ensuite, l'aéroport fut pris sous le feu de l'artillerie et attaqué à la roquette, et le pont aérien fut interrompu. En dépit des manoeuvrés du successeur de Nixon, Gerald Ford, le Congrès américain refusa d'accorder une aide supplémentaire à la République khmère. Une ultime tentative de rapprochement avec Sihanouk échoua également. Début avril, un Lon Nol en larmes prît la fuite, victime des événements Quelques jours après, l'ambassadeur des États-Unis, John Gunther Dean, le personnel de l'ambassade, et un certain nombre de ressortissants étrangers - au total 276 personnes, dont 82 Américains - furent évacués par hélicoptère. L'opération prit moins de deux heures. Aux yeux de Saloth Sar et de ses partisans, cette évacuation ne représentait pas le départ des derniers représentants officiels américains, mais la défaite définitive de "la plus importante et la plus maléfique puissance impérialiste du monde", vaincue par les Khmers rouges. Qui plus était, les hélicoptères avaient accompli cette mission deux semaines avant que les communistes vietnamiens n'obtiennent le même résultat à Saigon. Les dirigeants du Parti communiste cambodgien attribuaient cette victoire à leur habileté, à leur esprit de sacrifice et à leur force, en comptant pour rien l'aide vietnamienne, la maladie terminale de la République khmère, et la lassitude des Américains, qui en avaient assez de la guerre

Le 17 avril, des soldats communistes cambodgiens lourdement armés, silencieux, souvent d'une inquiétante jeunesse, firent leur apparition dans les faubourgs de Phnom Penh, convergeant vers le centre de la ville. Pour la foule qui s'était massée dans les rues pour les accueillir, les Khmers rouges semblaient venir d'une autre planète. De leur côté, les soldats rebelles considéraient les citadins avec un mépris souverain: c'était les "ennemis" (khmang) dont on leur avait parlé, les " capitalistes " (nay tun) qui refusaient de rejoindre la révolution. Moins de vingt-quatre heures après, tous les habitants de Phnom Penh reçurent l'ordre de quitter la ville.........

SALOTH SAR REVIENT À PHNOM PENH

Saloth Sar fit son entrée à Phnom Penh le 2 avril, dans le plus grand secret. Depuis douze ans, il se battait contre cette ville et contre tout ce qu'elle représentait. La victoire remportée le "glorieux 17 avril", expression que les communistes ne tardèrent pas à mettre en honneur, avait réduit à néant la domination de la capitale. En faisant en voiture le tour de la ville - monceaux d'ordures fumantes, voitures incendiées, magasins vides, maisons abandonnées, rues désertes - Sar devait avoir du mal à contenir son enthousiasme. Il avait terrassé l'impérialisme. Il avait contraint les Américains à partir. Deux millions d'ennemis de la révolution avaient été dispersés dans les campagnes. Les "agents de la CIA" et les "marionnettes des Américains" se cachant parmi eux avaient été liquidés ou du moins réduits à l'impuissance. Pour la première fois depuis plus de vingt ans, plus personne ne menaçait Saloth Sar. Son parti était au pouvoir. La victoire était la preuve du bien-fondé de la stratégie et de la tactique adoptées par les communistes. Pourtant, le secrétaire du parti restait sur ses gardes et continuait à se cacher. Sar établit son QG provisoire à la gare des chemins de fer et fit établir un périmètre de sécurité autour de la ville désertée.

Il n'essaya pas, apparemment, de retrouver les traces de son frère Loth Suong et de sa belle-soeur Chea Samy. Depuis 1960, ils ne signifiaient plus rien pour lui, et des tâches autrement importantes l'attendaient. Pour leur part, Suong et Samy ignoraient tout de la haute position qu'il occupait. Il avait disparu de la ville en 1963 ; depuis, ils étaient sans nouvelles de lui. Le 18 avril, ils étaient partis pour l'exil, perdus dans l'immense foule des citadins. Le frère aîné de Sàr, Saloth Chhay, les accompagnait. Pendant plus d'un mois, ils marchèrent vers l'est, puis vers le nord. Les conditions de vie étaient effrayantes; comme des dizaines de milliers d'autres réfugiés, Chhay devait mourir en chemin. Suong et Samy finirent par atteindre leur province natale de Kompong Thom, où ils travaillèrent dans les champs. En ne se faisant pas remarquer et en cachant soigneusement leurs liens avec le palais, ils réussirent à survivre

Pour Saloth Sar, les mois d'avril et mai 1975 furent bien remplis: innombrables problèmes à régler, dossiers qui s'accumulaient, visites officielles à l'étranger, ennuis de santé. L'exercice du pouvoir exige d'autres talents que la prise du pouvoir, mais Saloth Sar restait convaincu que la tactique des offensives éclairs et la volonté révolutionnaire produiraient des résultats comparables en temps de paix. Créer une nation à partir du néant, c'était un peu se sentir tel un dieu. Sar devait sourire parfois, en levant la tête de ses dossiers. Ses responsabilités n'en étaient pas moins écrasantes. "La journée entière était consacrée au travail", se souvient Chhim Samauk. "Parfois, on n'en venait pas à bout. Il se poursuivait très tard, généralement jusqu'à onze heures ou minuit, parfois jusqu'à une heure du matin. "Les communications étaient rudimentaires, l'approvisionnement précaire. Selon Chou Chet," il y avait des mouches partout; personne ne savait d'où venait l'eau que nous buvions". Les ressources, les priorités, les tâches et les personnes qui en seraient chargées: tout restait à décider.

Saloth Sar et ses collaborateurs continuaient à craindre les ennemis de toute sorte. Il leur était impossible de ne pas se méfier du "nouveau peuple", des étrangers, de quiconque n'était pas membre du parti. Pour ne pas perdre l'élan, il fallait mener une révolution permanente. Il n'y avait pas de temps à perdre, pas de temps pour créer un consensus ; en qui avoir confiance ? Il fallait faire table rase du passé. En mai 1975, à Battambang, plus de cent officiers de l'armée républicaine reçurent l'ordre de se préparer au retour de Sihanouk. On les fit monter dans des camions qui les amenèrent en rase campagne, où ils furent passés par les armes. De nombreux fonctionnaires de la République khmère, et même de simples soldats, connurent le même sort. Dans toutes les régions, notamment à l'est du pays, des milliers d'ex-fonctionnaires et officiers passèrent plus d'une année en prison.

Les dirigeants communistes avaient également d'autres préoccupations. L'armée des Khmers rouges, par exemple, restait divisée en groupes régionaux, sans commandement centralisé. Un autre problème était l'incertitude concernant les intentions des Vietnamiens et des Thaïs Il fallait aussi contrôler et réinstaller plus de deux millions de membres du "nouveau peuple". Une confusion totale régnait dans de nombreuses régions rurales, au moment même où le repiquage du riz aurait dû commencer. Dans ce contexte, il est presque surprenant que le nouveau régime ait réussi à survivre.......

En mai 1975, à l'époque de l'incident du Mayaguez (un cargo américain, arraisonné par les autorités cambodgiennes dans les eaux côtières, n'avait été autorisé à repartir qu'après des bombardements d'installations portuaires cambodgiennes par l'aviation américaine), Sar, "exténué, souffrait de maux de tête et de douleurs dans les oreilles, les bras et les jambes ; il ne pouvait rien manger". Sa maladie dura "trois à quatre jours", jusqu'à la fin de la crise du Mayaguez

Peu après, Saloth Sar souhaitait la bienvenue à plusieurs centaines de techniciens chinois venus travailler au Cambodge pour soutenir son régime. En tout, le pays devait en accueillir plus de quatre mille, mais leur présence ne fut jamais officiellement reconnue. Sar fit également un voyage de "cinq ou six jours" à Hanoi; il était accompagné par Nuon Chea. Les discussions portèrent probablement sur des questions relatives au parti, ainsi que sur les frontières, les relations économiques, un traité d'amitié, et le retrait des forces vietnamiennes encore présentes au Cambodge. Chhim Samauk était également du voyage. Sar regagna Phnom Penh, mais repartit presque aussitôt pour Pékin, où il fut photographié avec Mao Zedong, et se vit promettre plus d'un milliard de dollars d'aide économique et militaire. A l'époque, ni ces visites ni l'aide accordée par la Chine ne furent portées à la connaissance de l'opinion. De Chine, Sar fit un bref voyage en Corée du Nord, où il reçut des promesses d'aide militaire. A son retour à Pékin, il suivit un traitement médical

Jusqu'à la fin de 1975, Sihanouk resta symboliquement le chef de l'État, mais les dirigeants du parti, qui avaient toujours éprouvé la plus vive méfiance à son égard, ne firent rien pour faciliter son retour. Sous la pression des Chinois qui tenaient à ce que le prince fût traité équitablement, ils l'autorisèrent finalement à regagner son pays en septembre 1975. Pendant quelque temps, Sihanouk accomplit assidûment les tâches protocolaires qui lui étaient assignées. Une semaine après son retour, les Vietnamiens rouvrirent leur ambassade à Phnom Penh. Le nouvel ambassadeur - sans doute pensaient-ils que c'était une heureuse inspiration - était Pham Van Ba, l'homme qui avait fait entrer Saloth Sar au Parti communiste indochinois vingt-deux ans auparavant. L'on ignore la réaction de Pol Pot à cette soudaine réapparition de son exsupérieur ...

LA CRISE DE SEPTEMBRE-OCTOBRE 1976

Le mois de septembre 1976 est marqué par la mort de Mao Zedong. Les funérailles officielles eurent lieu à Pékin le 18. Dans son vibrant hommage au défunt, Pol Pot déclara pour la première fois en public que le Cambodge était dirigé par une organisation "marxiste--léniniste", ajoutant que les écrits théoriques de Mao étaient riches en enseignements. C'est la seule et unique occasion au cours de laquelle Pol Pot a reconnu qu'il avait étudié la littérature communiste.

Deux jours plus tard, le secrétaire du parti pour la zone nord-est, Ney Saran (Ya), est accusé de trahison et arrêté. Un autre pilier du parti, Keo Meas, est arrêté le 25 septembre. Entre-temps, Pol Pot a annoncé qu'il démissionnait du poste de Premier ministre pour raisons de santé. Il est remplacé par Nuon Chea. En octobre, Pol Pot reprend le travail; Nuon Chea n'est pas inquiété. Tout porte donc à croire que le départ temporaire de Pol Pot était réellement dû à des raisons de santé; peut-être y avait-il aussi un rapport obscur avec la crise de succession en Chine. Il est cependant plus probable que sa démission avait pour objet de semer la confusion et d'encourager ses ennemis à se montrer à découvert, pour mieux les écraser. Le fait que cette démission avait été annoncée par radio Phnom Penh, dont les émissions étaient suivies à l'étranger, suggère qu'il voulait également semer la confusion chez les observateurs d'autres pays........

LES PURGES DE 1975-1977

La plus riche source de documentation pour l'étude du Kampuchéa démocratique, et en même temps son legs le plus sinistre, se trouve dans les archives du centre d'interrogatoires de Tuol SIeng, dit S-21, comprenant quelque quatre mille confessions extorquées de 1975 à 1979. Le centre occupait les locaux d'un ancien collège du quartier sud de Phnom Penh. L'on estime qu'entre fin 1975 et début 1979 plus de 20 000 hommes, femmes et enfants ont été incarcérés au S-21. A quelques rares exceptions près, tous y ont été interrogés, torturés puis tués. En 1975, le nombre de prisonniers enregistrés ne dépassait pas 200. En 1976, il y en avait dix fois plus (2 250), et en 1977, pas moins de 6 000. Bien que les dossiers concernant 1978 soient incomplets, il est probable que près de 10 000 personnes ont été incarcérées cette année-là. Pas plus d'une demi-douzaine en sont ressortis vivants ; pour une raison inconnue, l'alternative emprisonnement ou "rééducation", couramment utilisée en Chine et au Viêt-nam communiste, n'a jamais été sérieusement envisagée au Kampuchéa démocratique.

Les quatre mille confessions retrouvées au S-21 ne sont évidemment pas d'une lecture très réjouissante. Certaines ne font que trois ou quatre pages. D'autres sont de véritables dossiers de plusieurs centaines de pages. Invariablement, elles reconnaissent des crimes contre le parti, souvent sous la forme d'une appartenance à des services de renseignements étrangers. Ces confessions s'inspirent du précédent soviétique des purges et procès staliniens des années trente, et des procès truqués de cadres communistes en Europe de l'Est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Jugeant sans doute que les purges des années trente avaient permis à Staline d'assurer son emprise sur le parti, les dirigeants communistes cambodgiens ont utilisé les mêmes méthodes pour se maintenir au pouvoir

L'historien qui examine ces archives se heurte à plusieurs obstacles. Le premier est sa réaction émotionnelle face à tant de douleur, à tant de cruauté, à la destruction de tant de vies innocentes. Un autre problème, moins important, est qu'en 1991 à peine dix pour cent des dossiers - la plupart concernant des personnalités importantes du Kampuchéa démocratique - avaient été lus et analysés par des chercheurs. Les confessions de plus de 3500 victimes "mineures", dont beaucoup contiennent probablement d'importants détails historiques, restent à étudier.

Un troisième problème est relatif à l'utilisation en tant que sources historiques de ces aveux obtenus par la torture. Un grand nombre d'entre eux révèlent apparemment un dévouement sincère à la cause du Parti communiste du Kampuchéa. Certaines des victimes (mais nous ignorons lesquelles) étaient innocentes de toute action contraire aux intérêts du parti, tandis que d'autres étaient peut-être coupables de déloyauté, connaissaient des personnes qui l'étaient, ou du moins des personnes qui en étaient accusées. En tant qu'autobiographiques, nombre de ces documents ne sont pas dignes de foi, bien que les données personnelles relatives à la période prérévolutionnaire soient sans doute assez exactes. Les prisonniers étant contraints de reconnaître une culpabilité absolue, ces textes ne permettent guère de déterminer les menées subversives de telle ou telle personne, encore qu'il soit probable que les confessions les plus longues soient celles des personnes soupçonnées, à tort ou à raison, des crimes les plus graves. Ces documents témoignent en revanche, et c'est là que réside leur principal intérêt, des phobies du parti. Dans leur ensemble, ils constituent un triste et déprimant témoignage de la méfiance et de la brutalité des Khmers rouges. Ce que le parti jugeait déloyal ou dangereux pour lui changeait constamment. Ses ennemis, comme tous les contre-révolutionnaires, étaient des cibles mouvantes....

L'arrestation de Chakrei incita Deuch à rédiger à l'intention d'un "respecté Frère aimé" (probablement Son Sen) des mémorandums dans lesquels il soulignait la participation des communistes vietnamiens et de la CIA à des conspirations contre le parti. Cette collusion devint le leitmotiv des confessions en 1977 et 1978. Les cadres de la zone est devinrent tout particulièrement suspects car comme l'a suggéré Stephen Heder - ces cadres, sous la direction du secrétaire local du parti, Sao Phim, étaient partisans d'une attitude défensive contre le Viêt-nam plus énergique que ne le souhaitaient les dirigeants du parti. Pol Pot et ses collègues continuaient à espérer que le Viêtnam finirait par s'effondrer de lui-même......

LES VIEUX AMIS AUSSI

En septembre 1976, lorsque Ney Saran et Keo Meas furent incarcérés à Tuol Sleng, la procédure n'était pas encore au point, et il semblait probable qu'ils finiraient par être relâchés. Tous deux étaient, après tout, de vieux amis de Frère numéro Un; ils connaissaient le chef du parti depuis le début des années cinquante. Leurs confessions trahissent leur stupéfaction d'avoir été arrêtés, leur angoisse, et, dans le cas de Keo Meas, une réelle affection pour Pol Pot.

Keo Meas avait milité à Phnom Penh au cours des années cinquante. Il avait ensuite été affecté quelque temps au Bureau 100 et avait accompagné Saloth Sar (qui utilisait alors le nom de code de "Pouk") au Viêt-nam et en Chine en 1965-1966. En 1968, Meas était retourné au Viêt-nam en qualité d'officier de liaison. Il avait été le collaborateur de Khieu Thirith à Hanoi, et de Ieng Sary à Pékin...

POL POT ET LES "MICROBES"

A la fin de décembre 1976, tandis que les dossiers s'accumulaient au S-21, Pol Pot convoqua les cadres supérieurs du parti pour une session d'études. L'allocution qu'il prononça à cette occasion trahissait son amertume et sa déception ; elle était emplie de références aux "ennemis" et aux "traitres", ce qui annonçait les purges de 1977. L'optimisme triomphal de ses discours antérieurs avait cédé la place à un ton lourd de menaces. Il parlait notamment de la "maladie du Parti" : "Nous ne parvenons pas à la localiser précisément. La maladie doit se révéler au grand jour pour que l'on puisse l'examiner. La vigueur de la révolution du peuple et la vigueur de la révolution démocratique ayant été insuffisantes..., nous cherchons sans succès les microbes (merok) au sein du Parti. Ils sont bien cachés. Mais au fur et à mesure que notre révolution socialiste progresse, s'infiltrant dans tous les recoins du Parti, de l'armée et du peuple, nous pouvons localiser les mauvais microbes. Ils seront expulsés par la... révolution socialiste... Si nous tardons davantage, les microbes pourront faire beaucoup de dégâts".

Le danger, poursuivait Pol Pot, résidait dans des contradictions internes du parti: contradictions entre collectivisme et individualisme, entre la direction du parti et quiconque s'opposait à elle. Pol Pot émettait cette mise en garde : "Si nous essayons de les enterrer, elles nous pourriront de l'intérieur." Les individus dangereux pourraient être "cautérisés" et extirpés de la communauté politique grâce à l'"ardeur de la révolution", à une vigilance de tous les instants et à la lutte des classes permanente, si les dirigeants du parti scrutaient l'histoire personnelle de chacun, et gardaient le contrôle des "offensives". Mais comment, même avec une telle documentation, identifier les "ennemis" ? Sur ce point, Pol Pot se montrait assez pessimiste : "Existe-t-il encore des éléments secrets, perfides, cachés au sein du Parti, ou ont-ils disparu ? Selon nos observations au cours des dix années écoulées [nos italiques], il est évident qu'ils n'ont absolument pas disparu. Il en est ainsi parce qu'ils ne cessent de s'infiltrer dans le Parti. Certains sont totalement engagés ; d'autres sont d'une loyauté plus incertaine. Il est facile aux ennemis de s'infiltrer. Ils sont toujours là, peut-être seulement une personne, ou deux. Mais ils sont toujours là. "

Pol Pot ne précisa pas comment il comptait agir sur la base de ses "observations", mais ceux qu'il regardait tout en parlant devaient se sentir mal à l'aise. La crise, expliqua-t-il, exigeait plus que jamais de travailler en secret. Dans ce contexte, Pol Pot justifiait sa décision de ne pas annoncer officiellement l'existence du parti: "A l'intérieur du pays, la situation a suffisamment évolué pour que le Parti travaille à visage découvert... Des partis amis ont demandé à notre Parti de se montrer au grand jour... Les ennemis veulent eux aussi que nous nous montrions, afin de pouvoir nous observer clairement pour mieux réaliser leurs objectifs à long terme. L'émergence du Parti pose le problème de la protection de ses dirigeants. En septembre et octobre [1976], nous avions envisagé de nous faire connaître, mais depuis, des documents ont révélé que des ennemis ont essayé de nous écraser... Si le Parti se montrait au grand jour, de nouvelles contradictions surgiraient entre certaines personnes".

Pol Pot pensait-il qu'une partie de ces "ennemis" ou "certaines personnes" l'écoutaient ? Il n'était en tout état de cause pas pressé de les identifier ni de préciser leurs crimes. Savait-il qui ils étaient ? Il ne pouvait que prétendre que c'était le cas, mais il était manifestement soucieux, et il communiquait son inquiétude à ses auditeurs. A qui peut-on se fier ? devaient-ils se demander. Mon voisin est-il un traître ? Mais ils n'ignoraient pas que c'était lui, et non eux, qui contrôlait l'appareil de terreur qui maintenait les communistes au pouvoir. Pol Pot avait peut-être peur, mais ils étaient certainement plus terrorisés que lui.

Le parti, poursuivit Pol Pot, avait connu une croissance trop rapide et comptait de nombreux membres indignes de confiance. Pourtant, il manquait de cadres compétents et dévoués : seule la moitié des entreprises collectives étaient dirigées par des membres du parti; dans certaines régions, des hommes du 17 avril s'étaient même vu confier des postes de responsabilité. Pol Pot rendait ces "capitalistes" responsables de la faible productivité. Par conséquent, le moment était venu de renforcer et de purifier à la fois le parti, afin d'accélérer le rythme de la révolution. Ce résultat pourrait être obtenu en luttant "contre les classes de toute sorte dans la société cambodgienne", en réexaminant les biographies individuelles, en transférant des cadres entre les zones, et en soulignant l'importance des vertus collectives: repas en commun, travail en commun, décisions prises en commun.

LA "PURIFICATION" DE L'INTELLIGENTSIA

En janvier 1977, deux personnalités du parti, Touch Phoeun et Koy Thuon (Khoun), furent arrêtées à Phnom Penh. Thuon, originaire de l'Est, ex-professeur de lycée ayant longtemps enseigné dans le Nord, s'était vu confier le poste de secrétaire au commerce, mais était probablement sous surveillance. Touch Phoeun, un diplômé du lycée Sisowath qui avait fait des études en France au cours des années cinquante, était responsable des travaux publics. Tous deux jouaient depuis de longues années un rôle non négligeable au sein du parti, et tous deux avaient des amis en dehors du parti. Ils connaissaient Ney Saran, Chan Chakrei et d'autres victimes des purges ; ces relations finirent par "prouver" qu'il fallait les arrêter égaÎement, afin d'interrompre la "chaîne de traîtres" (ksae khbot) formée par ceux qui avaient été internés avant eux. Ils avaient probablement assisté à la réunion de décembre, et faisaient partie des "certaines personnes" auxquelles Pol Pot avait fait allusion, en les accusant d'ourdir des complots conte le parti. Harcelés par leurs interrogateurs, Thuon et Phoeun reconnurent avoir constitué des "réseaux de la CIA" réunissant des collègues du parti, des anciens élèves et des amis. Une conséquence majeure de leur arrestation fut la purge de leurs amis et connaissances, dont un grand nombre appartenaient à l'intelligentsia du parti. Le coup de filet effectué par Deuch visait divers conspirateurs contre le régime, notamment des intellectuels"se disant progressistes, qui se sont introduits dans la révolution afin de recueillir des informations" - formule faisant écho à la déclaration de Pol Pot selon laquelle l'officialisation du parti permettrait aux ennemis de celui-ci de mieux l'observer. Peu après, ce fut au tour des cadres de la zone nord qui avaient travaillé avec Koy Thuon. Trente-deux de ces hommes furent internés au S-21 au début de 1977.

Pendant que Touch Phoeun et Koy Thuon étaient interrogés à Tuol Sleng et que des cadres venus de l'Est effectuaient des purges dans la zone nord, Pol Pot visitait le nord-ouest du pays. Un ancien combattant, Chhit Do, se souvient de l'avoir vu à Siem Réap au cours d'une réunion consacrée à "la purification de la structure du pouvoir au Kampuchéa". Do fait ce commentaire: "Quand il parlait, il paraissait fort sympathique, mais ce qui s'est passé ensuite n'était plus sympathique du tout". "Ce qui s'est passé ensuite" dans une grande partie du Nord et du Nord-Ouest, ce fut la purge des cadres militaires et politiques locaux, qui furent remplacés par des cadres venus du Sud-Ouest, région où Deuch avait travaillé au début des années soixante-dix, et qui était maintenant contrôlée par son ancien supérieur, Ta Mok. Les cadres du SudOuest, réputés pour leur dureté et leur foi révolutionnaire, ne tardèrent pas à devenir le fer de lance du Kampuchéa démocratique. Le "nouveau peuple" n'avait pas réussi à créer l'abondance exigée par les dirigeants du parti, lesquels estimaient que cet échec était délibéré. "Objectivement" - telle était la formule officielle -, les cadres responsables de ce désastre étaient des "saboteurs", des "ennemis" et des "traîtres".

Vers le milieu de 1977, la "bureaucratie de la mort" du S-21, parfaitement rodée, devint un rouage essentiel du régime. Un nombre croissant de confessions étaient dactylographiées, les interrogateurs commençaient à utiliser des magnétophones, tandis qu'un système de classement amélioré facilitait la comparaison entre les éléments des diverses confessions. Inévitablement, de nouveaux complots furent découverts. Rien n'arrêtait le S-21. Ses documents nourrissaient la paranoïa des dirigeants, tout en entraînant de nouvelles arrestations, qui produisaient encore plus de documents... le système s'alimentait de luimême. En 1977-1978, les victimes comprenaient de nombreux proches des dirigeants du parti. Des cadres expérimentés et de haut niveau, tels que Siet Chhae, Ruos Mau, Sua Va Sy et Mau Khem Nuon furent arrêtés, ainsi que les membres de leurs familles et de leurs amis et connaissances. Certains étant de proches collaborateurs de Pol Pot, d'autres associés du secrétaire qui étaient en relation avec les "traîtres" furent également éliminés. Résultat: il y avait de moins en moins de cadres révolutionnaires compétents, et la suspicion n'épargnait personne. Tandis que Pol Pot et ses collègues resserraient leur emprise, leur perception de la réalité était de plus en plus déformée. Obsédés par l'idée de purifier le parti et d'instaurer le "socialisme", ils perdaient de vue les autres priorités - si tant est qu'ils les avaient jamais considérées. Il n'est pas absolument exclu que les dirigeants du parti auraient pu atteindre leurs objectifs - encore qu'à un prix énorme s'ils ne s'étaient pas engagés dans un affrontement direct avec le Viêt-nam.

DÉTAILS PERSONNELS

Les sources disponibles ne donnent guère de précisions sur la vie personnelle de Pol Pot pendant la période du Kampuchéa démocratique. Nous savons qu'il était protégé par des hommes en armes, changeait fréquemment de résidence et apparaissait rarement en public???. La localisation exacte de ses résidences est inconnue. Un informateur (qui préfère garder l'anonymat) situe la principale "près du monument de l'Indépendance", dans un groupe de villas entouré d'une haute clôture - le Kremlin ou la Cité interdite de Pol Pot. Ironiquement, c'est dans cette partie de la ville, proche du palais, qu'avait vécu le jeune Saloth Sar (ainsi d'ailleurs que Sihanouk) dans les années trente. Nous savons que ces bâtiments avaient l'eau et l'électricité, car des ouvriers chargés de l'entretien furent arrêtés et exécutés suite à d'intempestives coupures de courant. Le personnel comprenait des chauffeurs, des gardes, des mécaniciens, des dactylos et des cuisiniers. Détail intéressant, beaucoup venaient de minorités tribales : il est donc probable qu'ils détenaient des postes de confiance depuis les années soixante.

Pol Pot vivait dans la crainte constante d'être assassiné. Lorsqu'il devait prendre la parole à des réunions ou meetings du parti, tous les assistants étaient fouillés. Il était, aussi, fréquemment malade ; souffrant de troubles digestifs périodiques, il soupçonnait ses cuisiniers de vouloir l'empoisonner. Il consacrait probablement une grande partie de son temps à discuter avec ses proches collaborateurs, comme il l'avait toujours fait. Le sort du pays dépendant de ses décisions, il travaillait jour et nuit pour tenter de venir à bout des innombrables dossiers transmis tant par le S-21 que par les divers ministères et responsables de zones. Ces rapports étaient à l'origine de sa vision du monde: un Cambodge entouré d'ennemis, le pays lui-même étant constitué de cercles concentriques gravitant autour de la direction du parti.

Fin 1976, la mère de Khieu Ponnary et de Khieu Thirith arriva de France. Ses filles restèrent deux mois sans lui rendre visite; Khieu Thirith demanda toutefois à ses enfants d'aller voir leur grand-mère, qui, de même que la mère de Nuon Chea, détestait la révolution, en particulier ses atteintes à la vie de famille. Lorsque Thirath, la soeur non communiste de Thirith et de Ponnary, elle aussi ancienne enseignante, tomba gravement malade - elle mourut début 1977 -, Thirith, pensant qu'on l'assassinait, exigea une enquête. Thirith et la femme de Son Sen, Yun Yat, occupaient des postes mineurs dans le gouvernement, de même que les enfants de Ieng Sary et certains de ses cousins par alliance. Khieu Ponnary, qui était apparemment très malade, n'occupait par contre aucune position officielle. Lors d'un meeting organisé en 1978, alors qu'on l'aidait à monter sur le podium, elle fut acclamée par l'assistance aux cris de "mère de la révolution" (mè padevat). Ensuite, elle disparut de la scène publique bien qu'on l'ait vue à diverses reprises dans des camps le long de la frontière thaïlandaise, dans les années 1980. Après 1986 et le remariage de Pol Pot, elle semblait en très mauvaise santé et des rumeurs persistantes la disaient complètement folle. Il n'existe aucun témoignage sur les éventuels effets de la maladie et de l'absence de Khieu Ponnary sur Pol Pot". (la suite)

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